VOYAGE

Mon chat fixait un point sur le fauteuil. Je m’approchai pour voir, par curiosité. Je vis que c’était une fourmi noire. Elle s’était immobilisée quelques instants puis avait poursuivi son chemin. En général, quand il y a des fourmis, c’est signe de chaleur dans les jours qui viennent. Et du coup, ça m’a fait chaud au cœur de la voir, elle m’apportait une bonne nouvelle.
Bien sûr j’ai pensé aux infestations qu’on avait eu dans le passé – des fourmis partout. A l’époque, j’étais plus jeune, j’étais prise au dépourvu, je les laissais m’empoisonner la vie sur le comptoir de la cuisine. Tout le monde sait bien que si on en écrase une, tout un bataillon va arriver pour la rapatrier à la caserne et du coup, on n’a rien gagné.
Quelqu’un m’avait recommandé une sorte de piège a fourmi : un rectangle en plastique rempli d’une gelée jaune, qui les attirait, et dont elles ne pouvaient pas s’échapper. L’année précédente j’avais testé l’efficacité de la méthode. L’idée de ce mini-charnier sous mon évier ne me plaisait pas trop, mais d’un autre côté, l’efficacité m’avait surprise. J’avais longtemps laissé-là le petit cimetière portatif, pour éviter de me salir les doigts de gelée mortifère, et de voir tous ces petits cadavres innocents entassés dans la caisse.
Voilà qu’elles étaient revenues, les fourmis. On les appelait “Carpenter ants” ici, fourmis menuisières, ou plutôt, comme le père de Jésus, charpentières. C’étaient de grosses fourmis au corps noir et luisant, bien plus grosses que les fourmis que j’avais pu observer en France. Ce qu’elles construisaient, je me le demandais. Mon appartement avait de belles poutres en bois solide, apparentes à quelques endroits de mon salon. Si elles interféraient avec mes propres poutres, ça allait barder. Si elles construisaient, elles, leurs propres structures, c’était une autre histoire.
Je les imaginais dans un tout petit atelier avec des clous, des marteaux, une scie, produisant de la sciure plus que microscopique.

Je me suis alors mise à quatre pattes et ai suivi l’insecte qui avait fini de descendre du fauteuil et se dirigeait maintenant vers la cuisine.
Ce qu’elle faisait sur le fauteuil me confondait. Je savais en général qu’elles aimaient le sucre, les friandises. Il se pouvait qu’il y ait un peu de sucre sur le comptoir de la cuisine, mais pas sur le fauteuil. Mais il y avait tant de mystères. Je la suivis donc le long du plancher, à la même vitesse. De temps en temps elle s’arrêtait, levait un avant-bras et se frottait l’oreille, puis repartait. A ce rythme, nous arrivâmes devant l’évier.
Au lieu de grimper le long de la porte du placard, elle se faufila dans l’encoignure de la porte de la poubelle. Pour la suivre, il fallait donc que j’ouvre la porte.
Elle continua sa course puis disparu sous la poubelle. Toujours à quatre pattes, je saisis la poubelle et la posai par terre devant la porte, puis enfonçai ma tête sous la cuvette de l’évier comme le ferait un plombier.
Il faisait sombre sous l’évier, et de fines odeurs d’ordures imbibaient encore les lieux. Je repérai la fourmi qui avait fait du chemin et de dirigeait vers le fond de la cavité, vers la paroi de bois et un tuyau. Je voulais l’appeler, lui dire de m’attendre. J’essayai de me faire plus petite pour entrer plus avant dans le cagibi, mais me cognai ce faisant la tête contre la partie inférieure de la cuvette de l’évier qui dépassait ainsi de dessous le comptoir. C’est alors que je sentis que mon corps rétrécissait. Que mes yeux s’adaptaient de plus en plus à l’obscurité et que ma perception de l’environnement se modifiait également.
Mon guide avait interrompu sa course sur le versant d’un panneau de bois qui laissait passer un tuyau blanc. Je le voyais de plus en plus clairement, il se frottait les mandibules l’une contre l’autre. A mesure que mon minuscule vestibule devenait de plus en plus spacieux, je sentais mon corps continuer de se transformer. Ma taille se creusait, et divisait mon corps en deux, mon torse se séparant de la partie inférieure de mon corps. Certaines parties de mon corps se couvraient d’une carapace solide. Je me rendis compte que j’avais maintenant, comme une fourmi, un thorax et un abdomen. Je ne ressentais pas de douleur. Ma tête était maintenant plus proche du sol et me semblait plus alerte, mes sens beaucoup plus affutés à d’autres sources sensorielles qu’à l’ordinaire. Dans l’antre maintenant énorme, je pouvais clairement discerner le chemin qu’avait pris la fourmi avant moi en dressant mes antennes. Je m’amusai à démêler les subtiles informations qu’elles transmettaient. Je levai aussi mes mandibules et les frottais pour voir. La sensation était satisfaisante, comme se frotter les mains.
En tout cas, je ne voyais pas de construction, pas de bâtisse en bois ou autre matériau, pas de cathédrale de cure-dents comme je l’avais imaginé. Rien que quelques traces de liquide sucré et de vieille confiture desséchée qui me parurent délicieuses. J’aurais voulu m’attarder, mais mon guide cavalait et je devais imiter son rythme.
Je lui demandai son nom grâce à une façon de communiquer que je ne connaissais pas auparavant.
J’entendis sa réponse, que j’eu du mal à saisir – avait-il dit babouche ? ou bien parlait-il de ma nouvelle caboche ? peut-être était-ce une taloche qu’il voulait me donner ? peut-être disait-il que j’étais mal embouché ? ou bien même … moche ?
Je reposai poliment ma question – toujours en ondes, du bout de mes antennes.
« Tambocha, fourmi Tambocha… et pis de pereskia »
Décidemment, je n’y comprenais rien. Voilà qu’il me parlait de la Perestroïka ? mais c’était en Russie, selon mes vagues connaissances… j’étais perdue.
« Vous avez dit « paire de skis » ? »
« Non, grouille un peu, on n’y sera jamais à cette allure. »
« Mais où ? »
« La forêt. On va rebâtir. »
« Ah ! »
Je fis semblant de comprendre. Mon guide cavalait maintenant sur un tuyau dont je n’avais jamais soupçonné l’existence toutes ces années passées dans cet appartement. Comme je ne pouvais pas faire chemin arrière je poursuivi ma course. L’idée me mon chat guettant à la porte du placard m’inquiétait. De plus, la sensation d’avoir autant de pattes si légères était nouvelle et excitante. Je ressenti une démangeaison sur mon abdomen et pu la gratter avec mon choix de six pattes. Ma vision avait diminué, mais j’avais maintenant une paire d’yeux simples sur le sommet de ma tête, qui me permettait une vue détaillée de toutes sortes tuyaux que mon plombier lui-même ne connaissait probablement pas. Mais surtout j’appréciais mes antennes et le monde de sensations qu’elle me donnaient.
Nous naviguions dans un réseau de plomberie qui ne semblait ne jamais finir. Mais je n’avais plus le choix à ce point. Il me fallait aller jusqu’au bout de la course. Tambocha, car tel était son nom, me lançait parfois de courtes phrases. Toujours à propos d’un pays où il fallait rebâtir une forêt.
Nous faisions des petites siestes assez souvent, ce qui me fit oublier le sens des jours et des nuits.
Le réseau des tuyaux se transforma en nature, et nous nous arrêtions souvent pour avaler des sécrétions d’insectes et de petits invertébrés morts ou vivants, des œufs d’insectes, des sucs de plantes et de fruits divers.
Puis je sentis que nous étions sur un bateau. Je crois que nous y étions entrés sur un sac de marchandise en toile de jute. Nous continuâmes à explorer et je suivais mon guide qui semblait connaitre son terrain mieux que moi. Nous fîmes un festin en cuisine – un pot de miel entre autres, et un assortiment de confitures. La cuisine de ce navire était si bien garnie que je regrettais presque mon corps humain, dont je me souvenais de temps en temps, mais de plus en plus rarement.
Et puis un jour, les sacs furent transportés à l’extérieur, et nous aussi. Nous nous retrouvâmes dans une sorte d’entrepôt où nous fîmes une de nos centaines de siestes journalières.
Mon compagnon me réveilla : “Allez, au boulot ! On va faire une avancée”
J’agitais mes antennes d’incrédulité et d’agitation. Je ne savais plus très bien si cette nouvelle lutte était vraiment ce que je souhaitais. Il me semblait intuitivement que cette aventure devait prendre fin et que j’étais arrivée à destination.
J’entrepris de m’aventurer par la porte et arrivai dans une salle. En usant de toutes mes antennes, de tous mes yeux et de toutes les facultés qui me restaient, je compris que nous étions dans une salle de classe. J’entendis assez clairement une voix, comme celle d’une maîtresse d’école. Elle récitait à une classe d’enfants assis à leurs bureaux. Je crus voir, mais très vaguement, les jolis foulards et les madras que portaient les filles:

INSOLITES BATISSEURS – Poème d’Aimé Césaire
Tant pis si la forêt se fane en épis de pereskia
tant pis si l’avancée est celle des fourmis Tambocha
tant pis si le drapeau ne se hisse qu’à des hampes
desséchées
tant pis
tant pis si l’eau s’épaissit en latex vénéneux préserve la parole rends fragile l’apparence capte aux décors le secret des racines la résistance ressuscite
autour de quelques fantômes plus vrais que leur allure
insolites bâtisseurs

La Martinique! J’étais en Martinique! Tout prenait sens maintenant. Tout émerveillée de ma découverte je retournai de mes petites pattes vers ce que je comprenais être l’entrepôt de la cantine de l’école. Je vis que mon compagnon de voyage avait déjà mis les voiles, pour ainsi dire.
Je me cachai derrière notre sac de toile familier. Si j’étais devenu fourmi, il était tout aussi possible que je redevienne humain. Je me mis en boule et concentrai mon attention sur la situation présente, ma visite à venir de la Martinique, tous ses paysages, ses nourritures à explorer, une nouvelle culture. Et puis le soleil ! Alors je sentis mes perceptions sensorielles se modifier, mon corps se transformer, grandir, se développer. La métamorphose à rebours s’amorça puis se compléta sans que j’eusse la notion du temps qu’elle prenait. A la fin, le sac derrière lequel je m’étais cachée ne me dissimulait plus qu’à peine. Par bonheur, ni humain ou animal ne s’aperçu de ma présence.
Je me levai, m’étirai et vérifiai que j’avais bien tous mes membres. Mes facultés intellectuelles humaines se désengourdissaient elles aussi. Me revint à l’esprit qu’il allait falloir que je m’explique, qu’il allait me falloir un numéro de téléphone, un compte en banque, et la tête sur les épaules si je voulais qu’on me croie.
En attendant, je sortis par la porte arrière. Il faisait bon dehors. Je vis l’océan au loin, et plus près, ce qui devait être une bananeraie. Je me frottais les yeux. La seule paire qui me restait. La salle de classe continuait de disséquer le poème. Je faisais une pause.

 

black ants

Photo by Syed Rajeeb on Pexels.com

Petites vacances à la suggestion d’  Anna Coquelicot qui nous proposait de traiter des épis de pereskia et des fourmis tambocha, pour l’Agenda Ironique d’Avril.

 

20 thoughts on “VOYAGE

  1. Bindidonque ! C’est un voyage phénoménal, fabuleux, extraordinaire !!!
    Quelle est donc cette délicieuse inspiration qui t’a saisie pour réussir à promener la lectrice que je suis le long des tuyaux et débarquer en Martinique ? Je retombe tout juste sur ma chaise, quelle sublime aventure que la lecture de ton texte !

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  2. Pingback: Agenda Ironique d’avril – Bizarreries & Co

  3. Ah, mais , c’est presque un roman !
    Tout un chapitre, en tout cas !

    On dit toujours “je voudrais être petite souris pour..;”, mais “être fourmi”, c’est encore mieux, apparemment…
    Merci pour ce formidable voyage, formidablement écrit…

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  4. Dans le corps d’une fourmi, le monde parait immense et… moche, et pis pereskia,
    et dans la vraie vie, les siestes existent aussi, les fourmis et les piquants de toutes sortes… et pis qu’est-ce qui y a ?
    C’est beau, ce rêve, merci

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