“Un temps pour lancer des pierres…”

Aujourd’hui, une nouvelle (donc fiction) pour l’Agenda Ironique de Novembre (voir détails plus bas).

« Un temps pour lancer des pierres… »

Un peu déroutée d’être sans emploi, à la maison, je fouillais Facebook sur mon portable, en chaussons, mon chat sur les genoux. J’avais d’abord jeté un coup d’œil aux anciens collègues, mais sans grand intérêt. Puis je me suis mise à penser plus loin. Les gens importants de ma vie, qu’étaient-ils devenus? Ceux que j’avais connu, qu’avaient-ils fait de leurs vies ? J’ai vécu la moitié de ma vie en expat, loin de mon pays, et je n’ai pas gardé d’amis d’enfance, ni d’université. Comment c’est arrivé, je n’en sais rien. Il semble que la trajectoire prévue de mon destin ait cafouillé à un moment. J’ai construit ma vie ailleurs.

Certains visages et certains noms revenaient en mémoire – qu’avaient-fait Isabelle, ma copine d’université, ou Hélène que j’avais rencontré en Angleterre… Et puis j’ai poussé encore plus loin. Pourquoi pas Olivia ? Olivia si jolie, du Cm1-Cm2. Je revoyais un joli visage rond et des couettes de cheveux châtain, lisses et brillants. A la sortie de l’école, sur le chemin du retour, elle m’enseignait des mots d’espagnol. Sa mère était espagnole. Olivia m’avait invitée chez elle, j’avais vu la magnifique maison dans le centre-ville, avec une verrière donnant sur un beau jardin vert. Toutes les deux rêvions de danse classique et avions passé l’après-midi à faire des pas de danse dans le jardin d’hiver.

Pendant que je revoyais ces images, le moteur de recherche avait trouvé trois noms, mais je l’avais reconnue. A travers les trois décades qui nous séparaient dans le temps, les traits de la petite fille d’alors apparaissait sur une photo, à peine changés. Comme si les yeux de l’enfance avaient déjà entrevu l’adulte.  Sur fond de posters marketing, elle se tenait debout, entourée d’homme et de femmes en costumes et tailleurs d’affaires. Souriant comme une fleur épanouie. Aucune information sur sa vie de famille, je ne trouvais d’elle que des détails concernant sa carrière, Directrice d’une division d’une grande ville. Un poste important. Ah, je le savais bien, qu’elle irait loin. Cent amis, sur Facebook. Sauf que là, je la rattrapais, j’en avais 111.

Mais ce que je voulais savoir, c’était ce qu’était devenue Anna… Anna… Anna Podoton. La troisième roue du carrosse.

Je vénérais Olivia, éblouie par son père médecin, sa mère si belle à l’accent dansant, sa maison, et sa vie enchantée. J’étais arrivée dans une nouvelle ville, nouvelle école, désorientée, déboussolée, et puis j’avais rencontré Olivia. Nous marchions et bavardions ensemble jusqu’à ce que nos chemins se séparent à ma station de bus. Elle continuait sa route à pied. Tous les jours elle m’apprenait de nouveaux mots, nous échangions de nouveaux pas de danse.

Puis Anna était arrivée. D’une autre école. Comme elle venait de bretagne, elle et moi avions des points communs, des bribes de chansons, des noms de village. Olivia et moi avions accueilli la nouvelle-venue dans nos jeux.

Mais les choses n’étaient plus très claires dans ma mémoire. Si je revoyais le visage rond d’Olivia, je ne retrouvais pas bien celui d’Anna. Je me souvenais que ce visage était plus dur, si l’on peut parler de dureté à l’âge de dix ans, mais peut-être que certains traits existent déjà dans l’enfance. Puis les choses avaient commencé à changer. Peu à peu j’avais vu les deux filles se rapprocher.

Je ne m’étais pas rendue compte comme ces souvenirs étaient restés si clairs et vivides. Mon anniversaire. Olivia et Anna dans le salon de ma maison de banlieue. Tout heureuse, j’étais fière de leur montrer ma dinette et ses petites tasses délicates. J’avais demandé à maman d’acheter une brioche pour l’occasion. La grande porte-fenêtre était ouverte sur des arbres printaniers. Puis l’image d’Anna écrasant sa brioche dans la tasse de thé, salissant la table d’un air dégouté, gâchant tout. J’avais réalisé avec horreur que l’amitié que j’avais cru trouver en elle n’était que mépris. Oh, je n’avais pas tout de suite compris.

Au cours des jours qui suivirent, j’avais continué à sortir de l’école avec Olivia, et nos jeux en trio avaient continué dans la cour de récréation. Comment peut-on accepter ou anticiper la perte de l’innocence ? Je n’avais pas vu les choses venir. Je n’avais que dix ans.

Mais qu’étais devenue Anna ? Mes recherches sur FaceBook n’aboutissaient pas. J’avais déroulé la liste des amis d’Olivia mais n’avais vu de familier que le nom d’une autre petite fille de l’école avec qui j’avais aussi été amie, mais certainement pas avec la même ferveur. Je me rappelais certains détails – l’appartement du centre-ville où Sabine vivait, sombre et humide, les toilettes qui sentaient la pisse, et surtout, l’image de sa mère. Certaines femmes de ces années-là, tout juste autorisées à porter le pantalon, s’étaient mises à une mode de porter ces pantalons si serrés à l’entrejambe qu’ils faisaient voir toutes sortes de plis, mais devaient aussi être si inconfortables que celles qui les portaient semblaient avoir le même sourire pincé en forme de grimace. Je me rappelais d’elle au fourneau, nous faisant crêpes au citron. Mais je ne m’étais pas attardée sur le profil de Sabine, qui souriait sur sa photo, entourée d’enfants et d’un homme au regard satisfait.

Je voulais savoir ce qui était arrivé à Anna. Son nom n’apparaissait nulle-part.

Un soir, comme nous étions sorties des murs de l’école, elles avaient commencé à se séparer de moi et à accélérer le pas. J’avais essayé de les rattraper quand j’avais vu Anna se baisser comme pour ramasser quelque chose. Puis juste après, elle s’était retournée et m’avait lancé une pierre. J’avais vite compris qu’une sorte de guerre avait commencé. Anna et Olivia s’était maintenant mises à me lancer des pierres. Olivia, si douce, si gentille. J’étais restée en arrière.

Mon laptop sur les genoux, je revivais le moment. La tristesse et la surprise, l’incompréhension. Si je n’avais jamais su la raison du geste des deux filles, j’avais compris que j’avais perdu à jamais l’amitié d’Olivia. Et que le monde était cruel. Et que les amitiés étaient faibles et que la trahison était aussi banale que les Chocos BN dans les cours de récré.

Un popup sur l’écran n’arrêtait pas d’interrompre ma recherche et de bloquer ma vue: « Bretzel liquide ! » Accueillant presque la distraction de mes sombres souvenirs, je jetai un coup d’œil sur le produit qu’on essayait de me vendre. « A base de notre blé le plus blond et de fraiche levure, notre bière brassée soigneusement en petite quantités dans notre belle Alsace n’est autre qu’un délicieux Bretzel liquide ! Venez le déguster ! » Je ne bois pas de bière, mais je concevais pendant quelques secondes le concept de pain liquide. Un souvenir de Bretzel acheté au comptoir d’une camionnette à la gare de Bruxelles revint à ma mémoire et à mes papilles, sa texture moelleuse sous la peau lisse et brune, le craquant du gros sel.

Après l’épisode, j’avais erré seule, désolée, dans la cour à l’heure de la récré. Plus tard j’avais tenté une amitié avec Sabine, mais sans succès. Puis le temps avait passé. Par la suite, je n’avais jamais eu beaucoup d’amies.

J’allais laisser-là ma recherche, futile somme toute. Peut-être Anna était-elle devenue chirurgienne, sous le nom de son mari, fouillant dans les corps avec un scalpel, ou même dans les cerveaux. Peut-être avait-elle disparu à l’autre bout du monde fuyant la police. Comment pouvait-on disparaitre à l’heure des réseaux sociaux ?

C’est alors qu’apparut un nouveau résultat. Avis de décès : Anna Podoton, archéologue. Selon toute apparences, il semble que l’archéologue, qui faisait des fouilles dans une carrière de Loire Atlantique, ait été victime d’une avalanche de pierres accidentelle. Assommée par les premières pierres, elle n’aurait pas survécu à l’averse qui aurait suivi. Son corps a été retrouvé enseveli sous un amas de pierres.

L’annonce datait de quelques années auparavant. Anna n’avait laissé derrière elle qu’un chien.

FIN

« Ceci est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnages ayant réellement existé serait purement fortuite»

*************

Ce texte est ma contribution à l’AGENDA IRONIQUE de Novembre, qui se tient ici :

Il fallait, comme contrainte, faire un (ou plusieurs) anapodotons, ainsi que d’employer l’expression « Bretzel liquide ». Et puis bien sur s’inspirer du thème « Un temps pour chaque chose », comme il est dit dans l’Ecclésiaste III.


And now for my anglophone readers:

A Time to Throw Stones…

Unused to be unemployed, homebound, I was browsing Facebook on my laptop, in slippers, with my cat in my lap. I had looked up some colleagues first, but without much interest. Then I started to think further down le line. The important people in my life, what had become of them? Those I had known, what had they done with their lives? I have lived half my life as an expat, far from my country, and I have not kept any childhood or college friends. How this happened, I do not know. It seems that the intended course of my fate had screwed up at one point. I had made my life elsewhere.

Faces and names came to mind – what about Isabelle, my college friend, or Helene, who I had met in England… And then I pushed it even further. How about Olivia? Olivia so pretty, from Elementary school. I saw a pretty round face and chestnut brown pig tails, smooth and shiny. When we left school on our way home, she taught me Spanish words. His mother was from Spain. Olivia had invited me to her home. I had seen the beautiful house in the city center, with a glass veranda overlooking a beautiful green garden. We both loved ballet and spent the afternoon dancing in the winter garden.

While I was reviewing these images, the search engine churned out three names, but I recognized her. Throughout the three decades that separated us in time, the features of the little girl appeared in a photo, hardly changed. As if the eyes of childhood had already caught a glimpse of the adult. She stood, against a backdrop of marketing posters, flanked by men and women in business suits. Smiling like a blooming flower. No information about her family life, I could only find details of her career, Director of some division in a big city. An important position. Ah, I knew she would go far. She had a hundred friends, on Facebook. I caught up with her on that field, I had 111.

But what I wanted to know was what happened to Anna… Anna… Anna Podoton. The third wheel of the coach.

I worshiped Olivia, dazzled by her doctor father, her beautiful mother with the singing accent, her house, and her enchanted life. I had arrived in a new city, new school, confused, lost, and then I had met Olivia. We walked and chatted together until our paths parted at my bus station. She continued her journey on foot. Every day she taught me new words, we exchanged new dance steps.

Then Anna had arrived. From another school. As she came from Brittany, she and I had things in common, bits of songs, village names. Olivia and I had welcomed the newcomer in our games.

But things started to cloud up in my memory. If I saw clearly Olivia’s round face, I couldn’t quite see Anna’s. I remembered her face was harder, if you can speak of hardness at the age of ten, but maybe some features already exist in childhood. Then things started to change. Gradually I saw the two girls getting closer.

I hadn’t realized how vivid my memories were. My birthday. Olivia and Anna in the living room of my suburban house. Giddy with joy, I was proud to show them my dinette and its delicate tea cups. I had asked my mom to buy a brioche for the occasion. The large French window was open to spring trees. Then the image of Anna crushing her brioche in the teacup, smearing the table with disgust, ruining everything. I had realized with horror that the friendship I thought I had found was nothing but contempt. Oh, I didn’t get it right away.

Over the next few days, I had continued to walk out of school with Olivia, and the trio games continued on the playground. How can we accept or anticipate the loss of innocence? I hadn’t seen it coming. I was only ten years old.

What had become of Anna? My FaceBook research was unsuccessful. I had scrolled down Olivia’s list of friends but had only seen the name of another little girl with whom I had been friends, but certainly not with the same fervor. I remembered certain details – the downtown apartment where Sabine lived, dark and damp, the toilets smelling of piss, and most importantly, the image of her mother. Some women in those years, barely allowed to wear pants, had started to wear them so tight in the crotch that they showed all kinds of creases, but those pants also had to be so uncomfortable that their wearer had the same wince-like smile. I remembered her at the stove making us lemon pancakes. But I did not dwell on Sabine’s profile. She was smiling in the picture, surrounded by children and a man with a satisfied look.

I wanted to know what had happened to Anna. Her name did not come up.

One evening, as we had come out of the school walls, they had started to separate from me and walk faster. I had tried to catch up with them when I saw Anna bend down to pick up something. Then right after, she turned and threw a stone at me. I quickly realized that some kind of war had started. Anna and Olivia were now throwing stones at me. Olivia, so sweet, so kind. I had stayed behind.

My laptop on my knees, I relived the moment. Sadness and surprise, incomprehension. If I had never known the reason for the two girls’ actions, I understood that I had lost Olivia’s friendship forever. And that the world was cruel. And that friendships were weak and betrayal was as common as mid-afternoon snacks on the playgrounds.

A popup on the screen kept interrupting my search and blocking my view: “Liquid pretzel!” Almost welcoming the distraction from my dark memories, I clicked on the product they were trying to sell me. “Made of our lightest wheat and fresh yeast, our beer carefully brewed in small quantities in beautiful Alsace is practically a delicious liquid pretzel! Come and taste it!”  I don’t drink beer, but I was considering the concept of liquid bread for a few seconds. The memory of a pretzel bought from a van at the Brussels train station came back to my memory and taste buds, its soft texture under the smooth brown surface, the crunch of coarse salt.

I was going to stop my futile research there. Perhaps Anna had become a surgeon, wearing her husband’s name, rummaging through bodies with a scalpel, or even into brains. Perhaps she had disappeared halfway around the world fleeing the police. How could we disappear in this age of social media?

It was then that a new result appeared. Obituary: Anna Podoton, archaeologist. In all appearances, it seems that the archaeologist, who was excavating a quarry in Loire Atlantique, was the victim of an accidental avalanche of stones. Stunned by the first stones, she would not have survived the downpour that followed. His body was found buried under a pile of stones.

The announcement was made a few years ago. Anna had left a dog behind.

THE END

 “This is a work of fiction. Any similarity to actual persons, living or dead, or actual events, is purely coincidental.”

19 thoughts on ““Un temps pour lancer des pierres…”

  1. Quelle histoire ! J’aime particulièrement l’humour sous-jacent, même si le récit se teinte parfois de gravité. L’amitié peut se révéler brutale et virer à l’hostilité quelque soit l’âge…
    Ton titre est à l’égal du texte, d’une grande intensité.
    Bref, j’ai beaucoup aimé ! 🙂
    Bon dimanche VictorHugotte

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    • Merci Véro, ça me touche beaucoup. J’ai essayé de parsemer des Annapodotons un peu partout, dans le titre, dans certaines répétitions, selon les définitions que j’ai trouvé en ligne. Mais ces définitions étaient farfelues, apparemment. Mais j’ai ajouté en bonus, le mot, juste pour la bonne mesure. Et puis pour l’histoire de la première pierre, j’y ai pensé, évidemment, ce n’était pas le bon contexte, mais en fait (shh… cette partie de l’histoire est la vérité.)

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      • Ton histoire m’a touchée aussi, car on fait tous ça un jour, chercher une photo de classe ou des infos sur le net , laisser ressurgir des noms de tellement loin ( de ce temps où les cheveux étaient improbables sur la photo prise après la gym, avec ces lunettes qu’on ne se rappelle plus avoir porté … mais si si pourtant!) et tant de petits trucs dont on se souvient qui donnent plus qu’un simple sourire… So, thank you so much …

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  2. Pingback: UN TEMPS POUR JOUER, ET UN TEMPS POUR VOTER – Tout l'opéra (ou presque)

  3. Pingback: Un temps pour l’ironie, un temps pour lire au lit (sans oublier l’anapotodon) – Carnets Paresseux

  4. On est tenu en haleine au long de ce récit qui nous emmène…jusqu’à la chute 😉
    J’ai eu des “images” sorties tout droit de “L’amie prodigieuse” que j’ai dévoré (le bouquin, pas l’amie 😉 )
    Bravo.

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