C – pour Charlebois

Alphabet personnel du Canada: C – pour Charlebois

France 1982 – Deux salles de classe supplémentaires matérialisées dans une structure en préfabriqué qui ressemble à une cabane d’ouvriers flanquée entre le bâtiment de l’école (un ancien couvent imposant au centre-ville,) et la maison adjacente.
Entre les deux salles, un couloir aux parois en contreplaqué qui sentait fort la peinture, la colle et les relents d’un poêle à mazout. La peinture jaune pâle avait vite été décorée de graffitis : «Je suis un génie incompris, » des fleurs, des cœurs, des initiales, qu’on avait le temps de contempler et d’étudier parce qu’il faut toujours attendre entre la fin et le début des classes. Toute la classe piétinait en entrant le plancher poussiéreux qui grinçait et tanguait, ce qui renforçait le vertige provoqué par l’odeur.

L’histoire de ce génie incompris m’intriguait. Je me disais quel culot quand même ! Si c’était vrai, j’aurais bien connu la connaitre. Et moi au fait, peut-être que j’étais un génie incompris aussi. En fait je n’essayais même pas de me faire comprendre.

Dans ce monument précaire, provisoire, on nous envoyait pour les cours de dessin d’un côté ou de musique, de l’autre. Dans la classe de musique, l’odeur, puis le bruit. Le bruit des trente filles (c’était une école de fille) qui accordent, si l’on peut dire, leurs flûtes à bec, qui soufflent fort, qui remettent les trous en face des doigts.
La prof, une petite jeune femme un peu ronde aux cheveux courts nous faisait répéter ensemble la mélodie de « Je reviendrai à Montréal. »
Trente flûtes à bec dans la bouche d’adolescentes qui n’arrivent pas, le font exprès ou pas, qui postillonnent, ne contrôlent pas leurs flux d’air, produisant des souffleries stériles ou des cris stridents à casser les vitres.

Mi ..mi… fa.. sol… mi… sol… pfffff… do
Scriiiitch… pfffff … mi… couac… ré… do… la… sol

Je… re… vien… drai …à …Mont …réal
Dans …un… grand… Boeing… bleu… de… mer…

Pour ajouter au professionnalisme, Mme B. s’asseyait au piano droit déglingué pour accompagner la cacophonie. Tout ça sifflait comme un laborieux convoi traversant un ouragan sur l’arctique.

Cette chanson était bien connue. L’original par Charlebois passait souvent à la radio, une chanson rêveuse et nostalgique. Pour ma part, avant la reprise symphonique à la flûte à bec, elle me donnait envie de retourner à Montréal, moi qui n’y était jamais allée. L’émotion était tangible et transparente comme de la glace. Je sentais l’air pur, je voyais la réflexion du soleil dans les cristaux neigeux, les lacs étranges, les aurores boréales et la lumière du Labrador.
Mais quand on abuse des bonnes choses, on s’en dégoûterait presque.

Une décennie plus tard, j’avais l’occasion d’arpenter le long désert des rues qui n’en finissent pas, Qui vont jusqu’au bout de l’hiver, Sans qu’il y ait trace de pas.

Des trente flûtes mal embouchées ne restait qu’un petit souvenir anecdotique, mais je m’en souvenais quand-même, et je prenais ma revanche bien loin du petit cabanon qui empestait.

J’étais Charlebois. Je me mettais tout à fait à sa place. Nous étions interchangeables. La sensation du retour à Montréal était pure, sans même le nom d’une personne pour la ressentir.
Je vivais « le retour à Montréal. »

Depuis, je suis revenue de nombreuses fois, avec la même émotion que la première fois, et même de plus en plus forte tant il y avait de choses que Charlebois n’avait pas mentionnées dans sa chanson.

Imaginez une ville à taille humaine où le meilleur de la culture française, américaine et canadienne se mélangent. De la France on trouve les cafés, les librairies, la musique, la mode ; des Etats-Unis on a la familiarité, l’optimisme, le commerce; et du Québec on découvre l’accent, les expressions, la littérature, le sens de l’accueil et du décor, la politesse, l’humilité, la simplicité, le goût du rire et de la musique. Au risque d’avoir l’air d’une brochure de tourisme, je m’entête : une capitale cosmopolite avec des musées, concerts, théâtre, musique et danse de première classe, tout ça réuni dans une ville ou chaque petit quartier unique est accessible par métro, ou en vélo. Et je n’ai même pas parlé de la poutine.
Je devrais peut-être garder le secret avant qu’il s’évente.

 

A – ALICE MUNRO

Alphabet personnel du Canada – A pour Alice Munro

Première rencontre à Portsmouth, dans le New Hampshire, dans une toute petite librairie locale. Quelque-chose m’avait attiré, le titre ? la couverture ?
Dear Life. La traduction du titre en français m’aurait peut-être moins attirée : Rien que la vie.

Dear life, comme le début d’une lettre, écrite à « la vie, » peut-être une lettre de rupture ? C’était prometteur. Moi aussi, j’aurais pas mal de choses à lui dire, à la vie ; quelques questions à lui poser, quelques points à mettre sur les i.
Mais ce n’était pas du tout ça.

En passant, dès qu’il y a « la vie » dans le titre, je sais que c’est pour bibi. On n’est pas introverti pour rien.

Dedans, c’était une collection de nouvelles, avec des personnages ayant une vie intérieure, tout au moins au moment précis de l’histoire ; des situations inhabituelles, beaucoup de voyages en train, en bus en voiture. Et justement, j’adore prendre le train ! Plein de mouvement intérieurs et extérieurs, tout ça avec des descriptions de paysages souvent enneigés et un peu tristounets, mais exactement comme je me représente le reste du Canada, puisque que je ne connais jusqu’à présent que le Québec, à part le saut en avion à Toronto qui ne m’a pas permis de voir beaucoup de paysage.
Donc le Canada, dans toute la splendeur de ses étendues plates et enneigées où il fait bon respirer et faire quelques pas dans la neige pour rentrer à l’intérieur vite.

Il y avait beaucoup de personnages femmes, avec des problèmes et des considérations de femmes. Je me suis retrouvée là. Par exemple : une jeune prof qui commence un emploi dans une école un peu retirée du monde, ses relations avec les autres enseignants, les élèves.
Ses histoires me semblaient intemporelles, plantées dans un paysage géographique et social, mais pas spécifiquement historique, bien qu’on en ait une vague idée. Elle ne se souciait pas de politique, ce qui me plaisait tout particulièrement : l’accent était mis sur la vie intérieure de ces femmes, leurs drames. Je n’avais jamais entendu le nom d’Alice Munro auparavant, mais je me demandais bien pourquoi. Je sentais bien que j’avais mis la main sur une valeur sûre. (ma copie n’avait pas d’autocollant Prix Nobel !)

La deuxième rencontre, c’était par le truchement de Cheryl Strayed, oui, l’auteure de Wild, lors d’un atelier d’écriture auquel je participais et qu’elle conduisait. Cheryl Strayed avant lancé à ronde « connaissez-vous Alice Munro ? une nouvelliste de haut niveau que tout le monde ne connait pas ! » Elle faisait bien-sûr appel à mon ego et mon sens de supériorité littéraire quand j’ai pu lever la main et dire « oui oui, M’dame ! moi je la connais ! »
Cette validation personnelle et accolade de lecture par une auteure que je respecte me l’a rendue encore plus chère. (Si j’ai rédigé des histoires ? moi, depuis ? c’est une tout autre question.)

Depuis, je me suis procuré Runaway (Fugitives en Français,) le recueil dont il était question. Et là, c’était encore mieux parce qu’il y avait un fil conducteur entre toutes les nouvelles : des femmes qui se font la malle.
L’idée me rappelait un roman que j’aimais bien déjà (c’est sûrement une catégorie littéraire,) par Ann Tyler, ou le personnage principal décide de tout plaquer : The Ladder of Years ou Une autre femme pour la traduction française.
Peut-être que c’est ce qu’on a envie de faire de temps en temps, nous les mères, surtout quand les enfants ou les maris ne sont pas de tout repos
Donc j’ai lu ce livre en cherchant des idées, des inspirations (50 façons de tout quitter), en cherchant un miroir de mes désirs de fuite à moi, surtout dans le passé parce que finalement je l’ai fait à un moment, divorcé, et que mon aînée est partie faire des études. Mais peut-être qu’on a toujours envie de partir.

Troisième rencontre : comme ma mère est une grande lectrice, je lui ai parlé d’Alice Munro. Peu de temps après, on discutait au téléphone quand maman m’a proposé de m’envoyer Fugitives en traduction Française. Je dois dire que l’idée me plaisait bien. J’ai beau adorer lire en anglais, ma deuxième langue après tout, je calais un peu sur ces histoires. « Attention, c’est assez soutenu comme lecture ! » me disait maman, comme si elle doutait de mes facultés intellectuelles ou même de mes intérêts littéraires et voulait me prévenir.

Trêve de plaisanteries.

Ce que j’aime justement dans ces recueils, c’est le défi de s’attaquer à quelque-chose de dense et de consistant, avec l’assurance qu’elle ne nous décevra pas et qu’on en aura pour nos efforts.

J’ai donc reçu la traduction en Français. Un livre de poche. Ecrit tout petit, ce qui n’arrange pas la santé oculaire, mais qui vaut quand même bien la peine de s’abimer un peu les yeux.
Et donc j’ai vérifié pour vous : c’est aussi bien en Français.

Au final, ce qui me plait surtout dans toutes ces histoires, c’est que la plupart ont la solidité de mythes resitués à nos jours, ce sont des fables contemporaines avec des personnages archétypaux en chair et en os. Par exemple cette presque vieille fille qui tombe amoureuse d’un homme rencontré un soir, puis qui se rend au rendez-vous qu’il lui avait proposé un an plus tard.
Ou l’histoire de cette adolescente qui croit comprendre qu’elle a été adoptée mais qui ne sait plus trop à qui se vouer jusqu’à ce qu’on sache à la fin de l’histoire. Presque un thriller !

Cette histoire-là est la dernière que j’ai lue, le temps d’un voyage en train, justement. C’était parfait. Je rentrais chez-moi au lieu de fuir, mais l’évasion qu’elle m’a donnée, elle, l’auteure, c’est justement ça qu’il me fallait. Un voyage au Canada.

*

Mon Alphabet personnel du Canada – voilà ce à quoi je m’attelle ces jours-ci.
Les vingt-cinq billets à venir devraient suivre l’ordre, si tout va bien, de notre alphabet familier.
Tout ce que vous apprendrez sur le Canada sera vu exclusivement à travers mes lunettes personnelles, donc un matériel en majeure partie subjectif !
J’invite vos commentaires.