Argument #9 – FRANCE MUSIQUE

Il y a mon père, ma mère, mes frères et moi en voiture. Nous voyageons en Suisse, de retour d’Autriche. C’est l’été et nous sommes en vacances, sur le chemin du retour. La route est sinueuse et le soleil joue entre les grands sapins et les cimes alpines. A la radio, une leçon de musique :

« Et maintenant nous allons écouter le même passage par la formation unetelle, et vous aller noter comme le chef d’orchestre a adopté un tempo beaucoup plus rapide… »

« Oui, en effet, bla bla bla…. »

Mon père détestait les émissions de radio où l’on parlait. La radio était allumée en permanence à la maison, ou dans la voiture, mais à chaque fois que ça commençait à parler, il râlait et changeait de station.
Cette fois-ci, mon père ne passe pas à une autre chaine.

« Voici donc la même pièce exécutée par le grand virtuose untel très en vue actuellement… »

Il s’agit de la Sicilienne de Fauré. Il n’y a pas mieux pour une petite fille de mon âge. Je me prends au jeu, donc, et écoute avec eux ce qui se passe dans l’orchestre, les différences d’interprétation, de tonalité. A force d’entendre le même thème, on commence à le savoir par cœur. Et c’est là que ça devient intéressant.
On n’en a jamais parlé. Il faut dire qu’on ne parle pas beaucoup, avec mon père. Surtout depuis que je suis partie vivre de l’autre côté de l’océan, il y a presque trente ans.

Il ramenait parfois à la maison de grands trente-trois tours en vinyle de musique classique. Et je me suis toujours demandé comment mon père, qui comme beaucoup de jeunes de sa génération avait quitté tôt l’école pour chercher du travail, pouvait avoir une connaissance si poussée (à mon avis) de la musique classique. Il était parfois bavard, mais pas sur ces sujets.

Et puis en y réfléchissant bien, je me suis dit que c’était sur France Musique.
Mon père passait beaucoup de temps sur la route pendant mes jeunes années. Il travaillait comme vendeur chez Citroën et visitait pendant la semaine les fermes et les coins un peu reculés pour vendre des voitures à ceux qui n’allaient pas dans les succursales.

Et je le soupçonne – je le soupçonne parce que je n’en sais rien, en fait, mais comment aurait-il fait autrement ?- d’avoir fait ses écoles avec France Musique.
Je ne le lui ai pas demandé. Je pourrais, mais on ne dialogue pas beaucoup, avec mon père.

Il revenait donc parfois après une longue semaine de route avec un nouveau disque. Il se couchait sur le canapé dans le salon, porte fermée et maman nous disait de ne pas le déranger parce qu’il se reposait. Je savais qu’il écoutait le morceau merveilleux que nous entendions par la porte. C’est mon interprétation, bien sûr. J’y voyais une cérémonie solennelle, religieuse, l’écoute du disque dans le noir, pour mieux entendre.

Donc il y a cette jolie Sicilienne au départ, cadeau de France Musique. C’est pour moi la découverte de Gabriel Fauré. Il y aura par la suite, le Requiem, et le reste. La porte s’ouvre, la sensibilité se forme. Mon père et moi partageons ça, une sensibilité pour la musique classique.

Les disques qu’il passait souvent à la maison n’ont rien de très hermétique ou d’inaccessible : Fauré, donc, puis Schubert, La jeune fille et la mort : toutes ces nuances dans la répétition d’un même thème, toutes les variations aux chatoiements délicats et précieux. Il y a les Gymnopédies d’Erik Satie, du Schumann, mais je ne sais plus quoi, et puis le Requiem de Gilles, qui nous réveillait tous les dimanches matins pendant longtemps. Glenn Gould aussi, et les Variations Goldberg.
C’était souvent des œuvres pour piano, ou de la musique de chambre, pas de gros orchestres symphoniques. Il n’aimait pas particulièrement Mozart. Mais il y avait Beethoven, le passage de la 7e symphonie qu’il avait déclaré vouloir à son enterrement. On dit des choses comme ça parfois.

Quant à moi, après mon père, il y a eu l’école, où j’ai rencontré Messiaen par exemple (pas en personne), sans grand enthousiasme. Au conservatoire, le prof Patrick Nedelec nous avait emmené écouter un peu de Beethoven, la Symphonie Pastorale dans une des salles insonorisées; puis aussi le Stabat Mater de Pergolèse.

On continue à apprendre toute sa vie. Par exemple par les films à la télé, les découvertes – qui aurait su que Schubert allait être si … cinématographique ? Trois de mes films préférés (Trois hommes et un couffin, Péril en la demeure, La discrète) ont en commun Schubert pour la bande son : Quintette à cordes en ut majeur, op 163 D956 ; Moment Musical no. 3 D780 (opus 94) ; Mélodie Hongroise.

Mais je voulais rendre hommage à France Musique, dont je n’ai jamais trouvé l’équivalent. Les Etats Unis sont bien trop grands. La France a la taille d’une grande classe, parfaite pour ces cours radiophoniques. Vous me direz que je peux écouter France Musique aujourd’hui sur le web. Mais ça ne me fera pas retomber en enfance.

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