DANS LE PARKING DU SUPERMARCHE

Deux jeunes filles viennent vers moi
dans le parking du supermarché, deux employées
sans autre signes particuliers que leurs badge
Staples ? sur la chemise noire
expression neutre, pas de tatouages ni de piercings
Est-ce qu’elles ont besoin d’un chariot ?
Dans le coffre ouvert, Allan cherche nos sacs recyclable

Elles s’approchent et l’une d’elle me dit:
Voulez-vous venir avec nous à l’église Dimanche ?
Comme si on était au bal et qu’elle me demandait cette danse
J’examine de plus près les visages ronds d’adolescentes
qui ont l’âge d’être mes filles
Quelle église ?
la plus grande pointe son badge du menton :
Eglise de Jésus Christ, je lis
et plus petit en dessous (mais je ne veux pas m’approcher trop près)
des saints des derniers jours.

J’avoue que je suis ignare
dans le domaine des dénominations
S’agit-il d’une de ces « églises »
pop-up qui se montent dans des bureaux au hasard
ou d’une ancienne et obscure tradition américaine ?
Quoi qu’il en soit, ces saints du dernier jours m’inquiètent légèrement
Que diable savent-ils de plus, et est-ce que j’ai raté quelque chose ?

Je tente de la rassurer :
Nous allons déjà à l’église tous les dimanches
– Où ça ?   
– A Boston
… il y a de très bons musiciens qui y jouent
les cantates de Bach, vous connaissez ?
Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle nous y allons, bien sûr…

Je m’enfonce plus profondément.
Je ne voudrais pas leur faire faux bon, à ces gamines
les décevoir, les écarter du droit chemin.
Ce que je voudrais leur dire
c’est que je crois que tous les chemins mènent à Dieu
Si c’est ce qu’on cherche.

Allan sort sa tête du coffre et me sauve : Merci, mais c’est bon pour nous
Leurs visages restent neutres, elles hochent la tête
Il y aura un pianiste samedi soir si ça vous intéresse !
Elles ne laissent pas tomber
Elles relancent et tirent encore
leur filet dans le parking du supermarché
Même si  elles pêchent aux convertis.


J’ai depuis fait des recherches sur cette église.
Fascinant !
Mais je maintiens ma position.

Joyeux Noël!

CHARMING CAPE IN GREAT CONDITION

CHARMING CAPE IN GREAT CONDITION

“This lovely, well-maintained home
has been cared for by the same owners for decades”
It’s been on the market for 75 days – I check on it from time to time
hoping to see marked as sold
and not suspended in limbo
the shell of my ex-in-laws’ home
who vacated in favor of assisted living.

It looks like a cookie-cutter box to you, just a house –
The listing description doesn’t mention
the kitchen view of the birdfeeders and their faithful hummingbirds,
the green and gold wallpaper I know so well, still in place,
or the texture of the blinds, the top of the radiator,
my ex-husband’s bedroom, once revisited by young lovers,
old childhood pennants on the walls, baseball cards, vinyl records,
the parents’ bedroom next wall over,
its darkened windows like eyes closed.

It doesn’t mention the downstairs TV den with its couch
where young lovers met and cuddled,
where three sons and I brought back VHS tapes from the video store
like trophies,
it doesn’t mention how we played charades on holidays with relatives,
the smell of griddle pancakes, of fresh blueberry pie,
the Thanksgiving turkeys that always took all day to cook,
later on the high chairs, the rubber duckies in the tub,
the flowers in the yard where my kids dug their roots
the oodles of pictures we took of them there.

Surely every nook and cranny must keep a molecular knowledge
of the loads of love and holiday excitement?

Nobody asked me if I had removed all my memories
before the place was sanitized and put on the market
It was none of my business anyway  – we had split up ten years before
And I am not one overly attached to material things,

But how could this happen so unceremoniously?
Why wasn’t there a pow wow, with rain dances and
deliberations with the gods? Especially Hestia?
I bet she’d have something to say.

I see the house on the website as I would
a newly dead displayed in the funeral parlor.
The owls on the wallpaper going down to the basement must feel bewildered
Don’t let them wonder too long where life has gone.


I needed to emote about the sale of a house that contained my own past, the shock of the discrepancy between the material thing, the walls, and a whole set of vivid memories. Maybe I am not the only one with this experience.

LE NOUVEAU CALENDRIER

Cette année je ne trouve pas le calendrier idéal
ce matin, à la librairie de Newbury St
J’hésite entre La vie secrète des écureuils :
12 scènes magiques d’écureuils agissant comme des humains

Et Voici ma librairie : Douze devantures de librairies du monde
Mais je ne prends ni l’un ni l’autre

L’autre jour au centre commercial,
J’ai scanné avec une molle curiosité les étalages :
les filles de Sports illustrated et les autres maillots de bain
suivies par les Chippendales, les pompiers sexy –
J’essaye de visualiser l’effet sur le mur de ma cuisine

Puis on passe à la section des chatons,
Puis celle des chiots ensommeillés
Puis le calendrier Cabanes d’aisance de jardin  

Décidément, le bon calendrier ne me saute pas aux yeux
Cette année
Dans le passé, j’ai pioché dans la série Destinations :
Photos d’Italie, puis de France
dans un esprit d’inspiration, et pourquoi pas de manifestation
mais le désir m’échappe

Il est important de bien choisir, car tous les mois
et même tous les jours il faudra faire face
aux conséquences d’un achat rapide
et s’exposer à la photo choisie par l’éditeur

Une année j’ai voulu des photos de ballet,
Légèreté aérienne – mais je n’en ai plus envie
il me faut du tangible, du solide

J’avais suivi par des portraits de vaches.
peintures naïves et rassurantes de bovidés tranquilles,
Aux grands yeux doux et limpides
mais cette saison-là est passée aussi

Et si je laissais le coin vide ?
minimalisme : un mur tout blanc
Peut-être que je n’ai pas envie de fixer sur le mur
des projections, des oracles
peut être que je n’ai pas envie de mettre noir sur blanc
les rendez-vous du quotidien, les docteurs
les impôts, les ennuis

Je cherche un calendrier introuvable
avec seulement des moments heureux :
Des voyages, des rencontres en couleur
des jours de joie, des succès, des fêtes
mes enfants comblés, rayonnants
des départs, des déménagements surprise
des plans nouveaux sur la comète

Avec, à la rigueur, un agenda portatif
en finir avec les cases prévisibles sur un mur fixe.

NOTIFICATION

NOTIFICATION

Bravo! m’annonce JetPack ! tout excité !!!
You have now 177 readers following you!
La “notification” me surprend

Par réflexe je vais voir et constate en effet
que Patrick Moustafa
PUISSANT MARABOUT AFRICAIN
s’est soudainement entiché de mon site

Et vient se joindre à la foule. Flattée je suis !
Que peut-il bien tirer de mes humbles œuvres
alors que je n’ai rien pondu depuis des mois ?

Me reviennent en mémoire des souvenirs d’enfance
les annonces dans Télé 7 Jours
les étalages de ceintures, de bijoux de terre cuite
aux odeurs de savane, boubous et djellabas,

Dans les rues de Nantes – Pas cher ! Pas cher !
Il faut dire que je les ai perdus de vue
depuis que je vis en exil à Boston.

Ce grand marabout africain va t’il me remettre
un gri-gri spécial en échange de la bonne lecture ?
pour rompre le sortilège qui a tari d’ici peu
ma joie de partager des mots et des images ?

Merci Oh Grand Marabout d’Afrique !
Je vais t’offrir un petit poème
à deux sous
de part chez moi, sous peu.

CE QUE MA MÈRE M’A DONNÉ

Dans une librairie d’occasion à Portsmouth, NH, il y a des années de cela, j’ai acheté un livre intitulé : What my mother gave me. C’était une collection de 30 récits par des femmes, certaines connues comme auteures, certaines inconnues (du moins de moi) qui parlaient d’une chose qu’elles avaient reçu de leur mère. Beaucoup avaient choisi de parler d’un objet. J’ai beaucoup aimé ce livre et j’y ai repensé souvent. Assez pour m’inspirer cette histoire, ou même une petite série, pendant que j’y suis. On verra.

C’était un manteau en peau de lapin à ma taille. Poil gris, un peu élimé sur les poches plaquées, surtout la poche droite. Il semble me souvenir qu’il était gansé de poil blanc pour le contraste, avec une capuche aussi, ornée de poil blanc.

La forme était simple, une coupe princesse, avec des boutons comme un Kabig. L’intérieur était doublé de satin décousu par endroit, et quand je glissais ma main dans une de ces coutures, je pouvais sentir le côté grainé de la peau, strié de rainures comme des veines.

Ce trésor fabuleux, le comble du luxe, venait du Cours des Halles, la supérette du bout de l’avenue Lamoricière, Paris 12e. Je connaissais bien les lieux puisque Maman nous y emmenait parfois faire les courses. Pour ma part, je savais qu’on y trouvait des flans au caramel, la sorte qu’on renversait sur l’assiette en cassant une petite languette de plastique.

Comment pouvait-on y trouver des manteaux de fourrure ? J’avais appris, et compris, que ma mère avait vu une annonce sur un bulletin au mur :
Bonne affaire ! Vêtements d’enfants à vendre, très bon état – manteau de fourrure, taille six ans ; peignoir en laine aux broderies bleu marine sur fond rouge.

Ma mère, par miracle, avait mis la main sur les deux. Le manteau pour moi, la robe de chambre pour mon frère.

En général, elle n’avait pas l’habitude de satisfaire mes rêves de féminité, de robes à volant et de chichis. Elle n’encourageait pas trop mes tendances. A moins qu’elle ne s’en rende pas compte.
Elle-même portait les nouveaux pantalons Karting avec des chemisiers col Concorde, pas de frou-frous romantiques.

Un jour, elle m’avait dit « ma fille, ne te marrie jamais. Les hommes sont une sale race. Il faut être  in-dé-pen-dante.» Elle avait dit ça sournoisement, en présence de mon père, assise dans le fauteuil du salon au papier peint à grandes roues astrologiques. Pour plaisanter, sûrement.
J’avais acquiescé et accepté ces sages conseils de mère à fille sans me poser de question.  En attendant, j’avais dû retourner dans ma chambre où j’avais dû sortir mon livre préféré, gagné comme prix de lecture à l’école, un livre de contes de fées dans lequel je revenais toujours à l’illustration de la belle au bois dormant attendant le prince charmant, alanguie sur un lit à baldaquin, dans une somptueuse robe à la fois légère et luxueuse qui l’enveloppait comme un nuage aux couleurs délicieuses. L’image de cette princesse au doux visage rond et aux boucles brunes m’enchantait.

Les cadeaux qu’on attend, et ceux qu’on demande. J’attendais de la vie qu’elle m’apporte ce genre de situation, de vêtements.

Dans la réalité, je portais une robe banane. Ma robe banane. C’était une robe trapèze au genou, en jersey épais de deux couleurs, ocre en haut, et brique en bas, à porter avec des collants. Je ne sais pas pourquoi on l’appelait ma robe banane.

Je rêvais que je dansais en robe longue, en sabots qui claquent, mes cheveux volant en longues boucles mordorées. Mais ma mère, qui n’avait peut-être pas accès à ces visions, me voyait en robe banane. Et puis c’est ce qu’on trouvait au Printemps Nation.

Le jour de la photo de l’école, je portais cette robe, et comme il fallait acheter ces photos, on en avait des planches et des planches de moi dans cette robe banane, démultipliée comme dans un kaléidoscope. Où qu’on aille dans l’appartement de l’avenue Lamoricière, on tombait sur une photo de cette petite fille aux yeux sombres avec sa robe banane.

Alors, le jour du manteau de lapin, ma mère avait tapé dans le mille. C’était comme Jean Valjean qui offre à Cosette sa poupée. Est-ce que j’avais demandé un manteau de fourrure ? Comment conçoit-on un manteau de fourrure à six ans ? Je n’avais jamais rien reçu de plus précieux, et j’étais éblouie par ce don du ciel.

Ma mère avait probablement compris qu’elle allait me faire plaisir. Peut-être que ça ne lui déplaisait pas, après tout, l’idée d’un manteau de fourrure. On ne peut pas toujours faire plaisir à ses enfants.

J’avais adoré cette pelisse royale. De temps en temps j’arrachais des poils, qui n’étaient déjà pas très fournis, pour être sûr que c’était bien de la fourrure. C’était vraiment de la bête (bien avant le synthétique) et je pouvais le prouver à tout le monde.

La robe de chambre en laine rouge, en revanche, s’était avérée beaucoup plus durable. Elle avait servi non seulement à mon frère, mais à mon second frère, des années plus tard. Mais elle ne m’avait pas fait rêver.

L’IMAGE FINALE

Mon oncle Roland et moi errons dans les dédales du parking de l’aéroport Charles de Gaulle. Il est venu me chercher (j’arrive de mon exil aux US pour des vacances en famille,) mais il ne sait plus où il a laissé sa voiture.

Si quelqu’un mourait ici d’un infarctus personne ne le saurait ! il resterait là. Mort ! 
Je souris intérieurement. Peut-être même extérieurement. Il râle assez fort pour que les rares passants en ce matin de semaine sachent ce qu’il pense. Depuis dix minutes on cherche sa voiture qu’il pensait avoir garée à cet étage du parking. Elle a été volée ! 

Roland est le demi-frère de mon père. Il n’est plus tout jeune.
Si je raconte cet épisode ici, c’est pour clore le récit de mes retrouvailles virtuelles avec mon grand-père. Mon oncle est la seule personne vivante, à part mon père, qui ait connu ce grand-père et qui pourrait m’évoquer, sinon l’homme, au moins un peu de ce monde passé.

Côte à côte, nous déambulons avec ma valise dans les aires grises et sans âme des parkings silencieux.

Je sens sa détresse qui monte. L’embarras. C’est peut-être aussi l’émotion de rencontrer sa nièce qui l’a distrait.
Je suis patiente, même si le décalage horaire se fait sentir – le vol Boston-Paris se fait toujours la nuit. Je suis partie tard la veille, mais j’ai dormi un peu dans l’avion.

Il a accepté la tâche que lui a proposé mon père, de me conduire de l’aéroport à la gare Montparnasse d’où je prendrai le TGV en direction de la Bretagne.
J’aurais facilement pu prendre la navette de l’aéroport mais mon père a insisté pour contacter son frère, lui confier une mission pour nous mettre en rapport. C’est la débrouille, le système D.

Finalement mon oncle se rend compte qu’il s’était trompé d’étage. On remonte dans l’ascenseur. Après une heure d’errance, gros soulagement.

Maintenant on peut faire la traversée de Paris.

Toutes les rues ont une histoire pour lui. Il me fait visiter une ville de carte postale que lui seul connait. Moi mes repères sont très différents : là où j’ai travaillé, là où j’habitais, mon studio rue des Batignolles, P&G à Neuilly, les quartiers où j’aimais me balader, les stations de métro. Evidemment, il y a aussi le quartier où je suis née, où j’ai grandi.
Mais son Paris à lui est peuplé de nos ancêtres.

C’est là que Rose, ton arrière-grand-mère tenait un atelier de repassage. Ici, ta grand-mère achetait des fournitures de peinture. Elle peignait.

Saint-germain : on allait de bar en bar, la nuit. Le but était de faire le plus de bars possibles.

Les cafés rutilants qu’il me montre sont des théâtres, scène et parterre, où se déroulent les drames et comédies de la vie parisienne. Il y a des étalages d’huitres, d’autres ont des stands de crêpe attenants. Rien de spécial, sauf si on vit comme le reste du monde, ailleurs.

J’aimerais réaliser un film de cette visite, pour moi-même. Parce que ma mémoire est pleine de trous. Pourquoi une telle richesse de passé et d’histoires familiales alors que j’aurai tout oublié dans quelques mois.

Mais bientôt on arrive à la gare Montparnasse. La gare des bretons puisque ses lignes desservent l’ouest de la France. Il y a la gare de l’Est, la garde du Nord, la gare St Lazare, et la gare Montparnasse. Les deux dernières me sont les plus familières.

A l’intérieur, il nous reste un peu de temps. Nous nous installons à une table de café parmi les voyageurs. On parle un peu de tout, mais au milieu de la conversation, il part sur un souvenir. Ça me rappelle ton grand-père Gabriel, je le revois… 
Je ne sais pas quoi dire.  Il me peint l’image du naufrage à la fin d’une vie qui ressemble à une course d’obstacles.

Je vois qu’il les revoit encore, ces images et qu’elles lui font toujours mal.
De plus en plus je comprends que la vie est faite de beauté et de laideur entremêlés, qu’on ne peut pas faire l’économie du malheur, de la maladie, physique et psychologique.
Je voulais remettre les pendules à l’heure, remettre en contexte la vie entière d’un homme, sans garder seulement le pire. Je vois plus clairement maintenant les contrastes, les zones d’ombre et de lumière. Ce jour-là, il me parlait de l’ombre. Je sais que ce n’était que contraste.

Recherche de toilettes : Regarde là-bas, ces sanisettes. Il y a un truc pour ne pas payer, je vais te montrer. 
Je ne sais pas si je dois le prendre au sérieux. Pourquoi éviter de payer deux euros pour ces nouvelles installations de toilettes autonettoyantes ? Mais je sens qu’il vit dans un autre monde, celui du passé, à la guerre comme à la guerre, un monde où il faut se jouer de l’adversaire, pour économiser des bouts de ficelle.
On dirait que d’autres petits malins ont déjà forcé la porte de la machine et qu’elle ne ferme plus entièrement.  Ce n’est pas de la délinquance, c’est encore du system D. Pourquoi payer pour pisser ? les hommes, de toute façon, n’ont qu’à trouver un angle sombre et le tour est joué. Mais pas ici quand même.

L’heure du départ approche. Encore sonnée par l’intensité des histoires qu’il m’a racontées, et par ma nuit de voyage, je marche à ses côtés jusqu’à la porte du train. A l’intérieur, j’aperçois des petites lampes sur toutes les tables du wagon restaurant. Une atmosphère confortable, intime s’en échappe.

Avril à Paris, les marronniers sont en fleur, mais il fait tout de même un peu froid. Il me dit « garde cette écharpe, je te la donne. »  J’enroule son écharpe autour du cou. J’ai gardé cette écharpe pendant longtemps.

LE PISSENLIT QUI VOULAIT SE FAIRE AUSSI BELLE QUE LA ROSE

Pissenlette voyait tourner les aiguilles de son horloge, et se disait chaque jour qu’il fallait qu’elle remette les pendules à l’heure.

Dans le champ autour d’elle, elle voyait bien les dégâts du temps qui passe sur les autres pissenlits, boutons d’or et autres humbles fleurs sauvages. Au début, elles se dressaient, corolles toutes fraiches, le teint radieux. Et puis ça commençait à perdre son lustre, à se recroqueviller. Elle, Pissenlette, n’allait pas passer par là.

Elle n’était pas laide, Pissenlette, mais pendant ses petites virées en ville, de la fenêtre du bus, elle avait repéré un fleuriste, chez lequel elle avait aperçu des arums, des iris, des gladolia… l Et puis surtout, des roses.

Elle considérait sa tige maigrelette, ses feuilles dentelées maigrichonnes, ses pétales tout étriqués, et puis cette couleur criarde…

Et ça n’allait pas s’arranger.

Une bonne amie aurait pu lui dire qu’au contraire, elle devrait être fière de ses pétales dorés, de son gros cœur odorant. Qu’elle était bien assez belle comme ça. Elle aurait appris qu’en anglais, on ne parlait pas de pisse-en-lit, mais de dandelion : dent de lion, vous vous rendez-compte ! Elle aurait dû rugir de fierté.

Malheureusement, personne n’était là pour le lui dire. La boutique qui suivait celle du floriste se trouvait être, par un étrange hasard, un cabinet d’Esthétique qui offrait des traitements « à la pointe de la technologie » selon les affiches.

Pissenlette, qui n’était plus dans la fleur de l’âge, avait justement, eu le temps d’économiser un petit pécule. Ces soins de rajeunissement n’étaient pas à la portée de toutes les bourses.

Elle avait regardé les photos avant-après : des giroflées un peu chiffonnées et grincheuses, qui sur la seconde image redressaient hardiment leurs corolles en souriant. On les voyait de face, de profile, de dessus, de dessous.

Elle prit rendez-vous. La femme en blouse blanche avait l’aspect rassurant d’un docteur.

Je voudrais ressembler à une jeune rose, lui expliqua Pissenlette. Tant qu’à rajeunir, pourquoi pas faire encore mieux ?

Une rose ? Mais bien sûr… je vous propose une élongation des pétales ici… une série d’injections de tsoin-tsoin là, pour retendre les tissus (il s’agit d’un produit puisé dans la sève d’un arbre noueux et secret) ; un soin de coloration permanent en rose … c’est bien une rose rose que vous aimeriez être, n’est-ce pas ?

Oh oui ! Une rose rose comme celle du Petit prince ! 

Pissenlette s’était répété si souvent ce passage qu’elle le connaissait par cœur :

Et elle, qui avait travaillé avec tant de précision, dit en bâillant :
– Ah! Je me réveille à peine… Je vous demande pardon… Je suis encore toute décoiffée…
Le petit prince, alors, ne put contenir son admiration :
– Que vous êtes belle !

La femme en blouse la mettait en confiance, la flattait : Vous avez une bonne ossature, pour commencer, Madame. Tout le monde ne peut pas en dire autant.
Et le rendez-vous fut pris.

Pour le jour J, Pissenlette prépara sa valise, qu’elle remplit pour la majeure partie de billets de banque ainsi que quelques vêtements de rechange, et son réveille-matin.

Quelques temps plus tard, elle revint, tuméfiée, le visage enrubanné de bandes blanches. On ne voyait que ses yeux.

Puis au bout de quelques jours, elle se découvrit. Dans le champ, les chardons, le chiendent et les autres fleurs sauvages avaient du mal à détourner les yeux, Psst, tu as vu Pissenlette ?

Pissen-laide, Pissen-laide ! pouffaient les vipérines dans son dos ; les petites fleurs d’églantine, polies, faisaient semblent de regarder ailleurs.

Les pâquerettes, elles, se balançaient dans la brise, non concernées.

De tous côtés cependant, on entendait une rumeur, comme une brise dans le champ: Grotesque ! une caricature de rose ! une sorte de Picasso vivant !

Pétales rosâtres distendus, difformes, lisses et brillants, elle n’était ni pissenlit ni rose, mais une manière de Pissenrose, Rose-en-lit à la Frankenstein

De toute évidence, ce que les autres fleurs voyaient, ce n’était pas une beauté, mais une fleur mal dans sa peau, qui avait préféré un bizarre artifice à sa propre beauté à peine fanée. Elle affichait surtout sa vanité maladive, et une crédulité, une naïveté – disons-le franchement, une stupidité – qui l’avaient envoyée droit dans les filets des vendeurs de rêves.  Elle portait maintenant un masque de clown qu’elle ne pouvait plus enlever, mais qu’elle essayait de se justifier péniblement à elle-même.

Ses pendules, son réveille-matin s’étaient détraqués ; elle vivait désormais suspendue dans un malaise sans âge.

Au dehors, le temps passait. Et un beau jour, Pissenlette s’aperçut que les autres pissenlits subissaient une drôle de transformation. Leur capitule se refermait sur lui-même comme pour s’enfermer dans un cocon vert.
Malgré ses tissus déformés, Pissenlette senti ses propres feuilles vertes se redresser et se mettre à l’envelopper tout entière. Le mouvement était irrépressible, aucun moyen d’y échapper. Ça alors ! v’là-t ’y pas…  elle n’avait pas fini sa pensée que la parole lui fut coupée. Elle capitula.

Longtemps, elle resta enfermée dans un cloitre, retraite salutaire puisqu’elle n’avait plus à se voir dans la glace ni dans le regard des autres. Longtemps, longtemps, elle se senti en paix.

Jusqu’au jour où, telle la chrysalide du papillon, l’enveloppe verte s’ouvrit et dévoila à Pissenlette sa nouvelle apparence.

Surprise ! Elle avait maintenant une grosse touffe de cheveux blancs. Tous les autres pissenlits semblaient sortir de chez le même coiffeur avec cette tignasse blanc-platine mousseuse, qui faisait tout-de-même genre, il fallait le reconnaitre. Mais ce ne l’intéressait plus, Pissenlette, ces histoires de coiffures, d’apparences. Elle s’en fichait. Ce qu’elle sentait, c’était une forme de sagesse qui s’était formée en graines dans sa tête.

Un jour, une petite fille passait par là. Elle cueilli Pissenlette par la tige et souffla sur sa tête de sa petite bouche ronde en faisant un souhait.  

Pissenlette senti ses graines de sagesse se disperser aux quatre vents, et perdit connaissance, mais avec reconnaissance, juste après avoir pensé que c’était bien comme ça, après tout.

 *  *  *


Cette fable a été composée pour l’Agenda Ironique de Mars, qui se cultive ce mois-ci chez Isabelle-Marie d’Angèle . Il fallait :

J’ajoute un lien magique :

ACTE X -LE MARCHEUR DU VAL-DE-GRACE

A quoi pense Gabriel pendant son trajet entre le Val-de-Grâce où il travaille, et son foyer, rue Pascal ? Que voit-il, mon grand-père que je n’ai jamais connu ?

Ce n’est pas une longue distance, juste une dizaine de minutes.

Il a le choix de l’itinéraire, selon l’humeur du jour. On peut passer par la rue St. Hippolyte, laide et venteuse, ou la rue Claude Bernard.
Je parie qu’il préférait cette dernière, continuant sur la rue de l’Arbalète, la rue des Lyonnais, le Blvd de Port Royal, puis la fameuse St. Hippolyte à nouveau.

S’il veut l’éviter à tout prix, la rue St. Hippolyte, il peut toujours continuer la rue Claude Bernard et tourner au coin de la rue Pascal. Deux tronçons, angles droits. Moins de rebondissements et de détails sûrement. Moins de dentelles d’architecture, d’ombre et de lumière, de coins et de recoins avec leurs odeurs de pisse. Plus de devantures de magasins. Autant de crottes de chien.

A quoi pense-t-il pendant son trajet quotidien ? au ressac des flots au large des mers d’Islande ? A la rude traversée de l’Allemagne ?

On est 1945, la guerre est finie.  Pense-t-il au jour au jour où il est arrivé rue Pascal ?
Il s’est passé des choses depuis.

Il y avait déjà deux petits gars, mais le plus âgé est parti vivre chez sa grand-mère pour faire un peu de place.

Pense-t-il à sa femme ? Pense-t-il à leur bambin de deux ans qu’il va retrouver chez lui ?

Pas facile d’être père, le sien, il ne l’a pas connu. Les enfants, d’ailleurs, c’est surtout l’affaire des mères. Lui, Gabriel, avec son passé d’orphelin, de Rouletabille, il ne s’est pas gêné pour continuer le combat, celui de la résistance locale. Il serait même reparti faire des siennes dans sa Bretagne natale, selon certains. Histoire de ne pas se faire attraper à nouveau.

C’est peut-être à ça qu’il pense.

Quand on a été bourlingueur, fugitif, qu’on n’a connu qu’une vie de danger et de survie, on a du mal à se faire à la paix des logis, à la veillée des chaumières.  Il y a trop de pensées, de flashbacks. Trop d’énergie inutilisée, les sens constamment en alerte, aiguisés à prévenir l’attaque, à vaincre l’ennemi, ou même juste à faire face aux éléments, la faim, la soif.
La soif, parlons-en.

A la fin de la guerre, il a mis ses talents à bon usage. Il a trouvé du travail à l’hôpital du Val-de-Grâce, comme plombier, chauffagiste.

Les années ont passé, en temps de paix. Après son fils, nait une petite fille. Nous sommes maintenant en 1947.

Ce qu’il ne sait pas, Gabriel, c’est que les dix-sept années à venir sont les seules qui lui restent. Il va falloir les vivre en paix. Il va falloir se faire à l’idée que la France va se remettre, assez vite même.

Il va lui falloir composer avec ses souvenirs, ses traumatismes, ses blessures. Comme beaucoup d’hommes. Ça et vivre une vie tranquille à laquelle il n’a pas été préparé.

Dans les bus, il y a des places pour les invalides. Il y a plein de blague sur les manchots, les culs de jatte. Ça veut encore dire quelque chose.

Ce dont on parle moins, ce sont des blessures à l’âme. Mais personne n’est à l’abri de celles-ci, même en temps de paix.
Alors il y a un problème, celui de la boisson et de ses méfaits qui commencent à prendre le dessus.


Photo : Robert Doisneau – Boules de neige au Pont des Arts – PARIS – 1945

ACTE IX – LE FUGITIF DE LA RUE VAVIN

Nous sommes en 1942 sous l’occupation allemande.
Gabriel vient d’arriver à Paris, après sa fuite du camp de Haute Silésie. Il s’est réfugié chez sa sœur, dans une petite rue de Paris, pas loin d’une petite boutique de repassage.

Je dis petite rue parce qu’il ne s’agit pas des grands boulevards, mais d’une de ces petites rues dans l’ombre desquelles il est facile de se cacher. Et une petite boutique parce le commerce consiste en une ou deux pièces où une ou deux ouvrières pressent le linge derrière le comptoir.

C’est important, cette boutique de repassage. Ce n’est pas une blanchisserie exactement, on y repasse seulement le linge. Nous sommes toujours pendant la guerre, et qui sont les clients ? sûrement les plus fortunés. Ça se trouve rue Vavin, dans le 6e. Pour situer, la rue débute en face d’une entrée du jardin du Luxembourg et se termine boulevard du Montparnasse. C’est le quartier Notre Dame des Champs.

Il se trouve qu’Ambroisine visite ce commerce. Elle entend les ouvrières, ou bien même la patronne, qui s’appelle Rose, parler des rafles des juifs, et des résistants qui se risquent à cacher des âmes. Ambroisine, sent qu’elle ne va pas pouvoir abriter Gabriel pendant longtemps. Même s’il n’est pas juif, il est tout de même prisonnier de guerre évadé.

Mise en confiance par le discours des femmes de la boutique, elle s’enhardit à parler du fugitif. Est-ce qu’une d’elles pourrait le cacher ? Rose propose à Ambroisine de l’envoyer chez sa propre fille, Henriette, qui travaille aussi à la boutique.
A moins que ce soit Henriette qui se soit proposée d’elle-même.

Henriette habite à 25 minutes à pied de la rue Vavin, au 35 rue Pascal.

Le jour arrive où les menaces le forcent à décamper – on entend de plus en plus parler de rafles, d’arrestations, de dénonciations. Il faut faire vite. Il sort de sa cachette et descend dans la rue pour faire son chemin, ni vu ni connu, par les rues où grouillent les soldats.

Arrivé à l’adresse, il se rend compte qu’il ne connait ni l’étage ni l’appartement.  Pas de téléphone portable à l’époque. Il n’y a pas d’autre solution que de frapper aux portes. Il tente sa chance. « Je cherche une locataire du nom d’Henriette. »
La persistance le récompense, il frappe finalement à la bonne porte.

De quoi a-t-il l’air, à 34 ans, après sa vie héroïque ? Comme les héros des jeux vidéo de nos jours, il a abattu des obstacles à répétition, et s’est relevé toujours, pour continuer la bataille.

Il est douteux qu’il porte un uniforme. Est-il rasé ou porte-il une barbe de trois jours ?
La jeune femme qui lui ouvre la porte n’a qu’un an de moins que lui. Divorcée, elle vit avec ses deux fils d’une dizaine d’années. Elle l’invite en vérifiant autour d’elle qu’il n’y a pas eu de témoins.

La porte se referme.  

*  *  *

Illustration: vue de la rue Vavin de nos jours

Mon grand-père vs. Olivier Messiaen

Faisons une interruption dans la narration de la vie de mon ancêtre, et posons-nous une question : quel est le point commun entre mon grand-père et Olivier Messiaen ?
A part la cravate, à première vue, aucun.
Or, si vous m’avez bien suivie, vous en connaissez un, de point commun.
Ils sont nés la même année, 1908.
L’autre, et je le découvre plus tard, c’est qu’ils se font faire prisonnier par les nazis et se retrouvent dans des camps de Haute Silésie. De là à savoir s’il s’agit d’un seul et même camp, je ne sais pas et ne le saurai jamais.

Je sais que cette comparaison de vies saugrenue n’est pas charitable pour mon aïeul. Mais les destins me fascinent. Je considère ceci comme une étude scientifique.

Donc les nouveau-nés voient le jour en l’an 1908. Gabriel au mois de Mars et Olivier au mois de Décembre.
A priori, si les hommes naissent égaux, ces deux bébés le sont.

C’est là que les choses divergent. Olivier est le premier enfant d’un professeur d’anglais et intellectuel Catholique, et d’une mère poétesse nommée Cécile Sauvage. Il est très tôt influencé par les poèmes de sa mère, et l’œuvre de Shakespeare, que traduit son père.

Gabriel lui, est l’enfant numéro dix ou onze d’un ouvrier et d’une femme au foyer issus de la campagne agricole bretonne.

En 1914 alors que Gabriel vient de perdre son père, celui d’Olivier est mobilisé et la mère emmène ses deux jeunes fils à Grenoble pour vivre avec leur oncle. Le jeune Olivier Messiaen s’amuse à mettre en scène Shakespeare devant son petit frère. Il acquiert une foi catholique qui ne le quittera plus.

Quelle est la foi du petit Gabriel ? avec une sœur portant le nom féminisé de Saint Ambroise, on pourrait penser que ses parents étaient catholiques. Surtout si on considère que la Bretagne est, en général, catholique. A quoi joue-t-il avec sa sœur Louise de deux ans son ainée, ou son frère Louis ? Ont-ils entendu parler de Shakespeare ?

Olivier commence ses leçons de piano, après avoir fait l’apprentissage de l’instrument en autodidacte. Il avait donc accès à un piano.
En 1918, son père revient de la guerre, et la famille déménage pour Nantes (on se rapproche de la bretagne.) Le jeune Olivier, âgé de dix ans, continue néanmoins à suivre des cours de musique. Son professeur d’harmonie lui fournit la partition de l’opéra Pelléas et Mélisande de Debussy, qui est pour Messiaen une révélation. L’année suivante, son père obtient un poste de professeur au lycée Charlemagne à Paris, et la famille déménage à nouveau.

Pendant que Gabriel devient complètement orphelin a onze ans, le père d’Olivier devient professeur au lycée Charlemagne à Paris. Le petit garçon entre au Conservatoire national de musique et de déclamation à Paris, pour étudier le piano et les percussions, l’improvisation, l’orgue, la composition et l’orchestration.

Gabriel, lui, reste dans la petite ville bretonne de Guingamp, jusqu’à ce que l’aventure l’appelle à se présenter comme apprenti mousse.

Olivier effectue de brillantes études. En 1924, à l’âge de 15 ans, il obtient un second prix d’harmonie.

A 15 ans, Gabriel, qui a laissé tomber les goélettes et l’Islande, fait une formation sur les chantiers.

A 18 ans, en parallèle, les deux garçons perdent un être cher : Gabriel son frère ainé, Albert ; et Olivier sa mère.

A 24 ans, Olivier se marie avec Claire Justine Delboos.
La vie de Gabriel n’est pas documentée, mais on ne parle pas mariage.

En 1939, sans se connaitre, Gabriel et Olivier Messiaen sont mobilisés par l’armée française, puis se font prendre par les Nazis.
Sans se connaitre (mais ce n’est pas vérifié), les deux passent plusieurs mois en Haute Silésie. Olivier se retrouve dans le stalag VIII-A à Görlitz, avant d’être libéré en mars 1941.  Il compose durant sa réclusion son Quatuor pour la fin du Temps. La première est donnée dans le camp le 15 janvier 1941 par un groupe de musiciens prisonniers.

Gabriel, de son côté, comme nous l’avons vu, ne cherche qu’à s’évader. Il y réussi et retourne à Paris.

Que se passe-t’il par la suite ?

Après la guerre, Olivier Messiaen qui a enseigné à l’École normale de musique de Paris et à la Schola Cantorum et à la même époque participe à la fondation du groupe Jeune France. Il rencontre et travaille avec une jeune femme qu’il épousera plus tard, Yvonne Loriod.

Sans vouloir empiéter sur les chapitres à venir, nous savons déjà que Gabriel s’éteint à cinquante-six ans, alors qu’Olivier voyage, se produit comme pianiste avec Yvonne Loriod, et enseigne dans divers pays : Argentine, Bulgarie, Canada, États-Unis, Finlande, Hongrie, Italie, Japon.

Il meurt à quatre-vingt-trois ans.

Deux vies, deux destins, qui par moment semblent se rapprocher dans le temps et l’espace.
Deux coupes très différentes, mais également pleines.

Ce que j’en déduit : rare sont ceux qui cumulent les gènes, le talent, la chance de devenir un grand compositeur. Il y a de quoi s’émerveiller devant le jeu de hasard d’une naissance, son hérédité et son milieu, puis les événements de la vie qui font le reste. Mon étude prenant fin, nous allons reprendre le récit.