CE QUE MA MÈRE M’A DONNÉ

Dans une librairie d’occasion à Portsmouth, NH, il y a des années de cela, j’ai acheté un livre intitulé : What my mother gave me. C’était une collection de 30 récits par des femmes, certaines connues comme auteures, certaines inconnues (du moins de moi) qui parlaient d’une chose qu’elles avaient reçu de leur mère. Beaucoup avaient choisi de parler d’un objet. J’ai beaucoup aimé ce livre et j’y ai repensé souvent. Assez pour m’inspirer cette histoire, ou même une petite série, pendant que j’y suis. On verra.

C’était un manteau en peau de lapin à ma taille. Poil gris, un peu élimé sur les poches plaquées, surtout la poche droite. Il semble me souvenir qu’il était gansé de poil blanc pour le contraste, avec une capuche aussi, ornée de poil blanc.

La forme était simple, une coupe princesse, avec des boutons comme un Kabig. L’intérieur était doublé de satin décousu par endroit, et quand je glissais ma main dans une de ces coutures, je pouvais sentir le côté grainé de la peau, strié de rainures comme des veines.

Ce trésor fabuleux, le comble du luxe, venait du Cours des Halles, la supérette du bout de l’avenue Lamoricière, Paris 12e. Je connaissais bien les lieux puisque Maman nous y emmenait parfois faire les courses. Pour ma part, je savais qu’on y trouvait des flans au caramel, la sorte qu’on renversait sur l’assiette en cassant une petite languette de plastique.

Comment pouvait-on y trouver des manteaux de fourrure ? J’avais appris, et compris, que ma mère avait vu une annonce sur un bulletin au mur :
Bonne affaire ! Vêtements d’enfants à vendre, très bon état – manteau de fourrure, taille six ans ; peignoir en laine aux broderies bleu marine sur fond rouge.

Ma mère, par miracle, avait mis la main sur les deux. Le manteau pour moi, la robe de chambre pour mon frère.

En général, elle n’avait pas l’habitude de satisfaire mes rêves de féminité, de robes à volant et de chichis. Elle n’encourageait pas trop mes tendances. A moins qu’elle ne s’en rende pas compte.
Elle-même portait les nouveaux pantalons Karting avec des chemisiers col Concorde, pas de frou-frous romantiques.

Un jour, elle m’avait dit « ma fille, ne te marrie jamais. Les hommes sont une sale race. Il faut être  in-dé-pen-dante.» Elle avait dit ça sournoisement, en présence de mon père, assise dans le fauteuil du salon au papier peint à grandes roues astrologiques. Pour plaisanter, sûrement.
J’avais acquiescé et accepté ces sages conseils de mère à fille sans me poser de question.  En attendant, j’avais dû retourner dans ma chambre où j’avais dû sortir mon livre préféré, gagné comme prix de lecture à l’école, un livre de contes de fées dans lequel je revenais toujours à l’illustration de la belle au bois dormant attendant le prince charmant, alanguie sur un lit à baldaquin, dans une somptueuse robe à la fois légère et luxueuse qui l’enveloppait comme un nuage aux couleurs délicieuses. L’image de cette princesse au doux visage rond et aux boucles brunes m’enchantait.

Les cadeaux qu’on attend, et ceux qu’on demande. J’attendais de la vie qu’elle m’apporte ce genre de situation, de vêtements.

Dans la réalité, je portais une robe banane. Ma robe banane. C’était une robe trapèze au genou, en jersey épais de deux couleurs, ocre en haut, et brique en bas, à porter avec des collants. Je ne sais pas pourquoi on l’appelait ma robe banane.

Je rêvais que je dansais en robe longue, en sabots qui claquent, mes cheveux volant en longues boucles mordorées. Mais ma mère, qui n’avait peut-être pas accès à ces visions, me voyait en robe banane. Et puis c’est ce qu’on trouvait au Printemps Nation.

Le jour de la photo de l’école, je portais cette robe, et comme il fallait acheter ces photos, on en avait des planches et des planches de moi dans cette robe banane, démultipliée comme dans un kaléidoscope. Où qu’on aille dans l’appartement de l’avenue Lamoricière, on tombait sur une photo de cette petite fille aux yeux sombres avec sa robe banane.

Alors, le jour du manteau de lapin, ma mère avait tapé dans le mille. C’était comme Jean Valjean qui offre à Cosette sa poupée. Est-ce que j’avais demandé un manteau de fourrure ? Comment conçoit-on un manteau de fourrure à six ans ? Je n’avais jamais rien reçu de plus précieux, et j’étais éblouie par ce don du ciel.

Ma mère avait probablement compris qu’elle allait me faire plaisir. Peut-être que ça ne lui déplaisait pas, après tout, l’idée d’un manteau de fourrure. On ne peut pas toujours faire plaisir à ses enfants.

J’avais adoré cette pelisse royale. De temps en temps j’arrachais des poils, qui n’étaient déjà pas très fournis, pour être sûr que c’était bien de la fourrure. C’était vraiment de la bête (bien avant le synthétique) et je pouvais le prouver à tout le monde.

La robe de chambre en laine rouge, en revanche, s’était avérée beaucoup plus durable. Elle avait servi non seulement à mon frère, mais à mon second frère, des années plus tard. Mais elle ne m’avait pas fait rêver.

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