Dossier haricots-verts : Pain et Beurre – #7/20
L’heure avant le dîner, quand tout était presque prêt, trouvait ma mère entre la table et le comptoir de la cuisine, un morceau de pain dans une main et un couteau de l’autre. Commençait alors le combat avec un bout de beurre. La lame du couteau rebondissait sur le morceau jaune pâle trop dur et glissait invariablement en faisant tinter la soucoupe. Comme dans un duel, vaillamment, ma mère renouvelait ses assauts. Après un long combat, à la fin, elle gagnait, et de durs petits copeaux explosaient comme les éclats d’un bloc de granit. Ensuite elle fixait rapidement d’un doigt ces échardes sur son morceau de pain puis portait le tout à sa bouche en un geste rapide et discret. Puis, couteau en main, elle était prête pour une nouvelle bataille.
Elle avait dû me présenter un de ces morceaux de baguette quand j’étais toute petite – pour cette raison, et peut-être même avant, je détestais le beurre. Je ne comprenais pas pourquoi, ni comment ma mère pouvait ingérer ces pépites de pure matière grasse.
Le réfrigérateur était plein de soucoupes de morceaux de beurre durcis de différentes taille, fractions de plus larges découpes, elles-mêmes détachées de la demi-livre d’origine enveloppée de papier imprimé. Tous ces morceaux étant des restes de précédents repas. On ne jette pas du beurre quand il en reste, on le garde pour le repas suivant.
Mais au repas suivant, ces avortons étaient considérés comme trop petits, ou mal formés, et étaient commodément oubliés. Une découpe fraîche était prise à la source et placée sur une nouvelle coupelle. Les coupelles, donc, s’entassaient, et si la surface du frigo se faisait rare, deux soucoupes étaient empilées l’une sur l’autre.
A l’opposé de ma mère, ma grand-mère (sa mère) utilisait une partie de ses buffets de cuisine comme garde-manger, même longtemps après l’acquisition d’un réfrigérateur. Là, elle entreposait du pain, des crêpes et de nombreux autres aliments, y compris le beurre. Le beurre était le produit des vaches locales, coloré d’un bel or, extrêmement riche et onctueux. Il était vendu emballé dans du papier translucide imprimé d’un dessin rouge ou bleu, selon qu’il était salé ou non. Les Bretons étaient connus pour manger leur beurre salé, alors que le reste de la France, à commencer par Paris, aimait le leur sans sel. Bien sûr, ma grand-mère achetait le sien salé. Quand elle le sortait de l’armoire, où il se cachait parmi les assiettes, reposant sur une assiette de faïence, on pouvait facilement l’étaler sur des biscottes pour le petit déjeuner, ou des craquelins, favoris de mes mères. Les craquelins étaient un type unique de cracker en forme de globule blanc de la taille d’une main, d’un centimètre d’épaisseur et d’un brun doré aguicheur, qui contrastait avec le goût fade et la consistance de mousse plastique. Ils faisaient la délectation de ma mère.
Une belle fin d’après-midi où j’étais assise sur le muret de ciment devant la maison, jouant avec mon frère avec un morceau de bois, regardant des fourmis grimper sur un bâton, ou confectionnant des tartes à la boue, mon grand-père m’avait offert une tranche de pain beurré. Nous revenions d’un tour à Tréauray dans la Simca 1000 bleue, destination où ils achetaient rituellement une miche de pain de seigle dans une boulangerie spécifique.
Mon grand-père donnait à manger aux poulets, aux chats et aux hérissons de passage. Nous donner à manger était le rôle de ma grand-mère. Pourtant, ce jour-là, il était venu de la cuisine avec un morceau de pain, une tranche qu’il avait taillé dans la miche avec son couteau pointu. J’avais déjà tourné la tête : « Je n’aime pas le beurre. »
« Regarde, il avait insisté, il n’y a presque pas de beurre. »
Juste pour lui faire plaisir, j’avais goûté. Comme il l’avait dit, il n’y avait presque pas de beurre. Dès la sortie de l’armoire, ce beurre s’était étalé et avait presque fondu dans les petits recoins de la mie grise. J’avais mordu dedans. Et puis là, une explosion de saveurs. Le pain frais avait une consistance moelleuse et une saveur subtile de noisette parfaitement complétée par la très mince couche de beurre. La combinaison était douce et fondante, avec seulement le goût légèrement plus foncé du seigle. J’étais convertie.
Ma mère est de cette génération qui, avec le frigo, a appris de nouvelles habitudes, parmi lesquelles y ranger le beurre. C’est la même génération qui a appris à ne pas donner d’alcool aux bébés. Mon carnet de santé annonçait, en caractères d’imprimerie variés et racoleurs, que « même en petites quantités, l’alcool est toxique pour tout le monde, mais encore plus pour les enfants. » Ma mère achetait donc du beurre pasteurisé et le gardait au réfrigérateur.
Déjeuners, dîners, planifiés, préparés et mangés tous les jours formaient une procession incessante. Dans cette rivière au flot changeant, il y avait une constante, encore plus constante que la quiche hebdomadaire : la cérémonie du pain et du beurre.
De tous les aliments, je pense que ma mère préférait le plus simple: le pain, fruit de la terre et du travail des hommes.
A Paris, Il venait d’en bas, de la boulangerie au coin de la rue. Ma mère y achetait des bâtards ou des baguettes dont la mie jaune pâle m’a manqué pendant longtemps. A Nantes, elle achetait une baguette bien cuite, ou un pain moulé.
Remplir le panier de pain à chaque repas allait de soi. Tout était une bonne excuse pour manger du pain, à commencer par les radis roses servis comme apéritif, ou bien les rillettes, saucisson ou différents patés. Le paté Hénaff était roi. Apres l’entrée, le pain continuait d’accompagner le repas principal. “Il contient des enzymes”, les français s’accordaient-ils à dire, “qui aident à la digestion.” Nous saucions les assiettes avec lui, les enfants l’utilisaient comme outil pour remplir leur fourchette, c’était un accompagnement indispensable. Puis, il y avait du pain avec du fromage : vous preniez un morceau de pain pour finir le fromage dans votre assiette. Puis le pain qui restait vous donnait une bonne raison pour reprendre un peu de fromage, ce qui nécessitait un autre morceau de pain pour le terminer. Et ainsi de suite et ainsi de suite.
Le dessert préféré de ma mère, en alternance avec son quatre-quarts maison, était du pain garni de généreuses cuillerées de ses confitures maison de mûre ou de rhubarbe-abricot.
J’ai compris récemment que dans les années soixante-dix, une révolution avait eu lieu en France dans le monde du pain. Le gouvernement avait adopté une loi demandant à toutes les boulangeries en France d’aligner le prix de leur baguette. Une baguette devait coûter un franc. Les boulanger pouvaient établir eux-mêmes le prix des autres sortes de pain, ce qui avait provoqué une explosion sans précédent de nouvelles créations et la redécouverte de vieux types de pain oubliés.
Après la guerre, la tendance avait été vers un pain de plus en plus blanc, d’une farine blanchie jugée plus raffinée que le pain noir des temps de restrictions. Mais finalement, les gens avaient commencé à se plaindre du goût fade et de l’inconsistance vaporeuse du pain moderne.
Les boulangers avaient commencé à retourner vers le levain naturel au lieu de la levure surutilisée.
Des spécialités régionales qui avaient disparu avaient soudainement ressuscité. De nouvelles créations étaient inventées, et vantées comme les meilleures, de toutes sortes imaginables de farines et de formes : ronds, ovales, en forme d’épis, plats, carrés, boules, informes, petits ou volumineux, serrés ou aux trous caverneux. Il y avait des pains à la mie foncée ou plus claire, du pain complet, du pain de son, du pain de seigle, d’orge, avec du germe de blé ou sans germe de blé. Une concurrence sauvage s’était développée entre les boulangeries à chaque coin de rue, pour attirer la clientèle. Chacun rivalisant d’affiches colorées imprimées et collées sur les portes de verre de chaque boulangerie, claironnant ses spécialités uniques.
Ma mère était au paradis, essayant une sorte après l’autre, en tranches épaisses, ou fines, fraîche, puis grillée. Et toujours recouvert des mêmes éclats de beurre sorti du réfrigérateur, dans sa petite soucoupe, et de confiture.
Un pain spécial était devenu son favori, né dans une boulangerie assez éloignée qui nécessitait de prendre la voiture. Ses créateurs lui avaient donné le nom de “pain Paillasse.” Façonné et pétri à la main de farine de blé non blanchie, il avait une croûte dure et inégale avec des extrémités très pointues et son intérieur était une chair épaisse et blonde dans laquelle les grottes rondes avaient été sculptées par des bulles d’air comme dans un fromage suisse.
Parfois, en rentrant de l’école je trouvais ma mère beurrant une tranche dorée dans l’odeur enivrante du pain Paillasse grillé.
Ma mère tombait facilement pour celui-ci ou celui-là, pour commencer une nouvelle histoire avec tel ou tel autre pain pour diverses raisons, y compris celle d’un déménagement. Elle était soudainement obsédée par tel ou tel trouvaille, qu’elle ne pouvait oublier. Nous sommes partis un dimanche juste pour satisfaire une de ses envies : savourer la texture spécifique d’un pain qu’elle n’avait goûté qu’une fois. Malheureusement, malgré des heures de route en voiture et de recherches, nous ne l’avions jamais trouvé.
L’engouement parfois ne durait pas, en raison de la difficulté d’une relation à distance. Mais bientôt, ma mère trouvait un nouvel objet de désir. J’ajoute que dans les années quatre-vingt, les supermarchés commençaient à vendre du Pain de mie à l’Américaine, de grandes tranches blanches et moelleuses. Et hop, aussi dans le chariot. Apparurent également de petits sacs en plastique de petites boules spongieuses appelées hamburger rolls, ou hot-dog rolls. Mais nous ne savions pas vraiment ce que nous étions censés en faire.
Depuis que je vis aux Etats Unis, ma vie a bien changé. J’ai tout de suite vu l’usage intensif de ces coussins panaires lors des barbecues omniprésents dès les beaux jours.
Ceci-dit, j’ai aussi trouvé d’excellentes boulangeries fabriquant d’excellents pains, et malgré la chasse au Gluten, elles perdurent.
* * *
Notice : Ma mère me dit qu’elle me pardonne mes portraits, qui ne sont pas trop méchants. Sinon, je n’ai pas fait de recherches approfondies sur les lois commerciales du pain, je ne jure de rien.
La suite la semaine prochaine.
mon estomac ne supporte plus le pain c’est le désespoir de ma vie, j’en mettais partout même avec les pâtes !!! tu m’as donné envie d’une tartine tiède avec du bon beurre frais !
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Helas! Je comprends ta douleur! Tiens bon! 🙂
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Un bien touchant article.
Expatriée dans l’Est, Maman recevait du beurre salé que mon grand père lui envoyait de Bretagne. Elle était habituée à celui-là.
Quand j’étais enfant, en Bretagne, j’allais avec mon grand père chercher le ” pain de quatre livres ” qui faisait de si bonnes tartines au beurre salé, avec du café au lait que je n’ai aimé que chez lui.
Maintenant, le pain au levain au si bon parfum, c’est vraiment du luxe ! Grillé… avec du beurre doux, l’enfance est là.
amitiés 🙂
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Ah oui! Le pain de quatre livres! Quand on est expatrié dans le temps et l’espace les choses prennent de la valeur.
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Quel texte émouvant sur ces denrées de base , j’aime beaucoup la description du frigo avec toutes les soucoupes. Très beau témoignage.
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Merci Marinade – voila qui me fait très plaisir! 😊
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