DOSSIER HARICOTS VERTS : Appareils de cuisine – #12/20

Mes chers enfants –
Votre mère n’a pas connu la vie avant le lave-vaisselle. Avant le téléphone portable, l’internet, l’ordinateur, la télé couleur ? Oui. Mais le lave-vaisselle, non.
Car grâce à mon père nous avons été parmi les premières familles françaises à posséder un lave-vaisselle. J’aimais cet appareil, esclave à jamais dédié au lavage de nos ustensiles. Corps métallique et sons puissants, génie dans la bouteille, frottant chaque tasse et couteau avec ses doigts gantés, récurant nos casseroles et nos plats, rinçant le tout à grand renfort de jets vigoureux et stratégiquement placés.
Le lave-vaisselle n’est pas arrivé seul, mais en compagnie de trois autres inventions : le coupe-frite, la hotte et la machine à repasser. Cette explosion scientifique nous laissait bouche bée d’admiration.
1970. Le soleil et l’avenir brillaient dans le salon, à Paris, quand mon frère et moi étions réunis autour de la table ronde en marbre pour étudier les progrès de notre époque. Le premier appareil était principalement une grille métallique, un carré de la dimension d’un gros tubercule. Une fois pelée, la pomme de terre blanche et lisse était placée contre cette grille verticale. Avec un levier, le légume était pressé contre le métal et sortait rapidement de l’autre côté en bâtons parfaitement uniformes. La transformation ne durait qu’une demi-seconde, au lieu de la demi-minute qu’elle aurait prise avec un couteau.
Après quelques utilisations, ma mère avait réalisé qu’en raison de la forme naturelle de la racine, la machine produisait autant de petits débris inutilisables que de bâtons corrects. Ajouté à l’espace précieux qu’il prenait, le gadget n’était pas très pratique. Un jour, le coupe-frites avait disparu mais je ne peux passer la grille du plafond de certains ascenseur sans me demander quelles frites parfaitement calibrées elle produirait.
Le deuxième appareil était une machine à repasser. Je l’ajoute aux appareils de cuisine parce qu’il y avait eu une démonstration similaire sur la table du salon. La machine se composait de deux mâchoires rembourrées géantes et chauffantes qui pressaient le tissu inséré entre leurs gencives plates. Après quelques jours d’essai, ma mère était revenue à la table et son fer d’origine, quand elle avait réalisé que son repassage avait été plus rapide et plus facile auparavant.
La hotte était le troisième appareil. Mon père avait apporté la nouveauté, nous expliquant que la machine allait engloutir les mauvaises odeurs de cuisine. Mon frère et moi regardions par en-dessous comme les vapeurs visibles étaient impitoyablement siphonnées par la bouche du monstre. L’efficacité de la hotte n’était égalée que par son bruit infernal qui forçait le respect. Episodiquement mon père prenait la cuisine en charge, et le monstre à part. À travers le trou de la serrure, nous apercevions le nettoyage du filtre et d’autres parties privées qui avaient été recouvertes d’un film de graisse et de diverses particules. Avec la concentration d’un chirurgien, il les alignait sur une serviette, les séchait, puis remontait l’ensemble. Nous comprenions sa satisfaction de voir combien de saleté nous avions évité à nos murs et à nos poumons.
Le bruit de la hotte et le vrombissement du couteau électrique étaient les deux bruits annonciateurs de l’entrée de ma mère sur la scène de la cuisine et la proximité du dîner.
Le couteau électrique était un cadeau de fête des mères, jour de l’arrivée d’un nouvel appareil dans notre cuisine.
À l’époque nantaise, nous avions une cocotte-minute, un mixeur électrique, un fouet électrique et une lourde machine utilisée pour râper les carottes et trancher les concombres. Ma mère utilisait par-dessus tout le couteau électrique. Elle avait acquis une dextérité inégalable pour tenir la lourde poignée blanche qui abritait un moteur qui lui-même animait deux lames dentelées qui glissaient l’une contre l’autre. Elle était rapidement devenue accro à cette tronçonneuse miniature et tout y passait : rôti de bœuf, saucisson, mais aussi poulet, jusqu’aux fragiles baguettes. Je l’ai même vue couper un peu de beurre dur sur la soucoupe du bout des lames électriques vibrantes et le déposer sur le pain.
Un jour, mon père décida que nous ne devions pas être réduits à manger sur des assiettes froides et fit l’investissement d’un chauffe-plat qui devait être branché et chauffé pendant au moins une heure avant le repas.
La cérémonie de chauffage du chauffe-plat était un rituel de déjeuner du dimanche, autant que d’assister à la messe, pour nous les enfants. L’objet respectable était une plaque de métal de couleur argentée avec des poignées de plastique noires de chaque côté. Il faisait un bruit intéressant de bâton de pluie lorsqu’on l’inclinait d’un côté ou de l’autre.
La mort de cet objet arriva prématurément, mais après des années de loyaux services. Ce jour-là, mes parents travaillaient dur dans la cuisine à recréer un Canard laqué qu’il avait vu dans le quartier chinois. Occupés, ils avaient délégué la tâche de la cérémonie de chauffage du chauffe-plat à mon frère ainé.
J’avais tout d’abord pensé que l’odeur nauséabonde qui pénétrait dans ma chambre venait des épices orientales utilisées pour la recette chinoise. Mais un peu plus tard, je me félicitai de n’être pas sortie de ma chambre en entendant la réaction de mon père. Ce qui s’était passé entre mon frère et lui n’a jamais été clair, et je n’ai pas cherché à le savoir. Il fut révélé que mon frère avait consciencieusement branché l’appareil comme demandé, mais l’avait posé sur un tabouret recouvert de tissu (meuble coûteux appartenant à un ensemble de style) au lieu du sol. Le matériau de nylon avait lentement fondu en répandant des fumées toxiques dans l’air. Non seulement le tabouret et le chauffe-plat étaient tous deux perdus, mais l’odeur délicieuse du canard avait été complètement anéantie.
Nous n’avons jamais remplacé l’appareil. Le cœur de mon père était brisé. Il y eut une faible tentative de remplacement par une sorte de couverture chauffante pliée en accordéon qui accueillait les assiettes dans ses recoins chauds. Mais ce système n’a jamais approché l’original.
Parmi les dernières adoptions de la famille se trouvait une sorbetière. La mécanique était simple, mais brillante : un moule circulaire en aluminium était creusé au milieu d’une cavité dans laquelle nichait un moteur amovible et puissant. Du centre de ce moteur s’élevaient deux bras de plastique blanc qui s’étendaient de chaque côté jusqu’à plonger leurs avant-bras dans le moule. Quand le moteur était en route, ces petits bras blancs brassaient inlassablement le contenu crémeux jusqu’à ce qu’il devienne assez dur pour qu’un capteur leur ordonne de se soulever et de laisser là leur travail.
Plus de cristaux de glace. Nous obtenions un sorbet lisse, parfaitement aéré. Pendant les premières semaines, il y eut une frénésie pour réaliser un certain sorbet au cassis qui devait absolument être reproduit. Les recettes figurant sur le livret de l’appareil avaient été complètement ignorées au profit de ce sorbet spécifique. Nous avons dû goûter sa saveur acidulée trois fois avant que la nouveauté s’estompe.
Le dernier appareil que j’ai connu, avant de quitter la maison, était la centrifugeuse. Ma mère s’était transformée du jour au lendemain en gourou de santé, probablement sous l’influence d’un magazine féminin. Elle commença à ramener à la maison des racines dont nous ne soupçonnions même pas l’existence, et les poussait dans la machine. Elle nous donnait des verres de radis noir et des nectars de céleri pour le petit déjeuner, puis de betterave et de navet après l’école. Pour elle-même et mon père, elle préparait des élixirs spéciaux de carottes, oignons, céleri, fenouil et betterave. Par la suite, tous les deux avaient souffert de maux d’intestin probablement dus à l’abus soudain de nutriments. La machine avait été remisée au garage, avec les ornements de Noël et les vieux fichiers de mon père.
C’est à ce moment-là que j’ai dû partir. Mes chers enfants, sachez que votre mère a longtemps hésité à investir dans des outils de cuisine, préférant se considérer nomade, avec l’intention de ne jamais s’installer nulle part. Mais vous hériterez peut-être de mon fouet électrique et de ma vieille moulinette Moulinex si vous les voulez.
Illustration — Vector by zzelimir
😊
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hahahahahaha Victorhugotte ! que de souvenirs ! j’ai presque tout eu aussi à l’xception du découpe frite et de la sorbetière. En revanche j’avais la yaourtière. Mes premières douleurs aux épaules remontent à la machine à repasser 😀
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