Retour à mon dictionnaire du Canada
Un bon vieux bouquin paru en 1989: bientôt trente ans.
Mais est-ce que les Tintin vieillissent ? Est-ce que l’œuvre de Victor Hugo vieillit ?
Non.
Et bien c’est du même acabit.
Je relis Juliette Pomerleau quand j’en ai marre de l’actualité, des nouvelles à sensation, des drames. Quand j’ai envie de confort et d’un petit tour au Québec.
Quand on se plonge dans Juliette Pomerleau, on atterrit à Montréal, un Montréal un peu idéalisé, à la manière d’une peinture naïve, ou d’une bande dessinée. Comme un Tintin justement.
C’est une aventure pleine de rebondissements, mais on ne s’y fait pas trop mal.
Tout tourne autour d’un bâtiment qui rassemble de sympathiques locataires, entre autres un musicien du nom de Bohuslav Martinek ; un photographe, Clément Fisette ; et puis Juliette Pomerleau, dont on sait tout de suite qu’elle est obèse, et qu’elle prend soin de son neveu Denis.
L’auteur, Yves Beauchemin peint ses personnages comme des personnages de bande dessinée, sans trop d’aspérités, même les méchants. Et les drames aussi, sont buvables parce que ces personnages tiennent des langages comme ceci :
« Chienne de pluie ! Je vais encore rater mon film, lança-t-il, T’aurais pas pu tomber ailleurs, toi ? Y’a des gens qui seraient prêts à donner la lune pour que t’arroses un peu leur poussière. Va les trouver ! »
Qui parle comme ça à la pluie sur l’autoroute au milieu d’un orage?
Personne. Sauf un auteur en sécurité qui aurait gagné la loterie et ferait parler un personnage de l’autre côté. Du côté sec. C’est réconfortant.
Puis « la pluie ne le rafraichissait plus maintenant, mais le glaçait et sapait ses forces. Soudain une ombre apparut au milieu de la route et se dirigea vers lui.
Es-tu blessé ? fit un homme grisonnant et trapu, sans paraitre remarquer son occupation.
Non, Toi ?
Ça a donné un christ de coup ! Poursuivi l’autre comme s’il ne l’avait pas entendu. J’ai une aile en compote et mon pare-chocs est à moitié arraché. Y a pour au moins mille piastres de dommages. Viens voir. »
Il y a l’aspect visuel de la bande dessinée, des ombres qui se silhouettent dans des fenêtres, chez Yves Beauchemin.
Et vous avez entendu l’accent Québécois ? Le tutoiement d’emblée ?
Et puis le christ de coup – les pages sont pleines de ces jurons québécois savoureux. Les normaux, puis ceux qu’invente Juliette, tels son préféré : Cuisse de mouche !
Il y a des scènes à la Edward Hopper :
« – J’ai hâte d’arriver en christ. Mon arthrite vient de se réveiller… je vais te l’assommer au cognac, la chienne, elle saura même pas ce qui lui est arrivé !
Simoneau le regarda ; l’affaissement de ses traits le frappa.
Ils entrèrent dans le bar désert. La fraicheur crue du système de climatisation glaça leurs vêtements. Une blonde grassouillette que la jeunesse abandonnait se tenait accoudée derrière le comptoir, les deux mains sous le menton, la tête levée vers un téléviseur suspendu dans un coin du plafond. »
Ces personnages ont parfois le cafard, mais leur souffrance est amortie par une tendresse sous-jacente pour tous ces acteurs, par le sentiment que c’est un peu du pour-de-rire et qu’on passe un bon moment. Comme quand on lit ce bon vieux Tintin.
Juliette, par exemple : j’avais oublié lors de ma deuxième lectures des années plus tard, qu’elle tombait à l’article de la mort, qu’elle ne pouvait plus rien faire pour son neveu.
J’avais oublié que Bohuslav Martinek était un grand dépressif (la scène où on le voit de dos, dans la neige de Décembre, remontant son col contre les éléments et le désespoir)
Je n’avais retenu que la drôlerie des descriptions, des dialogues ; les détails colorés du décor, la rendition authentique de Montréal et de la scène québécoise, et la bonté de cœur de la plupart des personnages.
C’est comme un roman noir, mais un noir pas trop noir. Et puis j’ai appris récemment que Bohuslav n’était pas un personnage de fiction, enfin pas tout à fait puisqu’il existe un véritable compositeur du nom de Bohuslav Martinů. Et qu’on peut alors trouver un équivalent à ce que Juliette peut entendre.
Parce que le début du livre m’enchante toujours :
« La douceur de son chant était si poignante que Juliette Pomerleau ouvrit les yeux, souleva sa tête moite de l’oreiller et regarda dehors. A travers le feuillage des framboisiers, on apercevait, au-dessus de la cour minuscule que formait le U de l’édifice, une fenêtre illuminée au premier étage ou se découpaient deux silhouettes presque immobiles ; l’une était assise et légèrement courbée, l’autre, debout, tenait un violon. « Monsieur Martinek vient de terminer sa sonate », pensa-t-elle.
Se tournant péniblement sur le dos, elle poussa un soupir et se mit à écouter, ravie. »
Voilà ce que je fais aussi en ouvrant ce livre à chaque fois. Je me mets à lire, ravie.