LA TOURTE BOURBONNAISE
Je pensais faire une salade de quinoa
Quelque chose de léger et de saison
Et j’ai sorti des étagères un vieux classeur bien rembourré
Que je n’avais pas ouvert depuis des années
(manque de temps, emploi de bureau)
Qui contenait les recettes recueillies au fil des ans
Au fil des pages je suis tombée sur une
« Tarte bourbonnaise » en six étapes photos
Où sur une croûte épaisse des mains habiles déposent
D’épaisses rondelles de pommes de terre
Pour les recouvrir ensuite d’une autre couche tout aussi épaisse
Et je me suis rappelé comme cette recette m’avait fait rêver
Dans mes jeunes années
Comme j’avais fantasmé sur sa beauté, ses possibles délices
Mais de loin – car je n’ai jamais osé la faire
Cette tourte trop lourde. Je savais bien par avance et par expérience
Que la croute brûlerait, que les pommes de terre ne cuiraient pas
Sous cette cuirasse impossible.
Et que le truc du petit tuyau de papier, dans lequel on versait
De la crème, (cerise pour le gâteau)
Ne ferait rien pour remédier à la sècheresse de la brique
Et j’ai eu comme une lourdeur sur l’estomac rien que d’y penser
Que de beaux souvenirs
J’ai trouvé “Daube de porc” Pour 8 ou 10 personnes
Qu’une amie m’avait faxée, du temps des fax
« Plat unique très facile » m’avait dit cette amie
J’avais été intriguée par le porc nageant dans la bière
Je l’avais préparée une fois, puis après oubliée
Mais comment me séparer de cette amie, de cet échange
De cet épisode de ma vie quand nous avions toutes les deux
Trente ans, grimpant l’escalier de pierre avec nos bébés du même âge
Pour rejoindre le parc plus haut, jouant à la maman
J’ai trouvé la recette des « Meatballs »
Et je me revois si clairement
Dans la cuisine de mes beaux-parents d’alors
Remplissant mes devoirs de jeune mère de famille
Apprenant les fondations de la cuisine américaine
Me préparant aux années qui suivraient
Mais je ne présente pas bien le soleil dans cette cuisine
La chaleur de cette famille, le bonheur de cuisiner
Toutes ces années de mère qui me semblent si loin
Mais qui me ressemblaient
La façon de prononcer « meat-e-ball » à l’italienne
Avec les mains, pour rire
J’ai trouvé « Gratin de courgettes au jambon »
Doublée d’un « Poulet épicé sur lit de couscous »
La seconde gratifiée d’un « Bon » au stylo dans la marge
Qui prouve que j’ai dû faire la recette, il y a des années
Et des kilomètres.
Ou étais-je quand j’ai déchiré la page du magazine ?
Dans la cuisine ensoleillée de Brookline,
Eblouie par la photo du chic plat blanc,
Par l’éparpillement stylé des miettes
M’essayant au style de vie d’une jeune femme dans le vent.
Comme la recette me parait aujourd’hui naïve
Avec sa couche de chapelure sur des épinards filandreux
J’ai trouvé une recette de « Délice au citron »
Que j’ai toujours gardée pour le jour propice
Photo de journal si ancienne que j’en ai perdu l’origine
J’aime le titre, et la forme, et je le sens d’ici
Ce gâteau si léger et vaporeux
Si subtilement parfumé
Et si rapidement avalé
Que l’effort n’en vaudrait pas la peine
J’ai trouvé une recette de « Cake Maison -Coat »
Que ma mère m’avait donnée
En m’assurant que des amis communs la lui avait donnée
Je l’ai gardée seulement pour les souvenirs
De ses cakes à elle, si lourds, si beurrés
Des mercredis après-midi de mon enfance
Entre les émissions débiles à la télé, et la cuisine
Et plus loin la recette de « Pepparkakor Cookies »
Et la journée passée dans la cuisine
Dans mon ancien chez moi
A recréer un Noël Suédois
Pour un projet d’école de ma fille
De dix ans, mes doutes à la voir manier
Une pâte si dure et si fine
Mais les choses avaient bien tourné
Dans la cuisine de notre maison d’alors
Et j’avais gardé la recette
J’ai trouvé des recettes retranscrites à la main
Par ma mère à ma demande (documents quasi-historiques)
Des plats qu’elle cuisinait quand nous étions enfants
Mais plus maintenant – me disait-elle déjà
– Et j’ai du mal à la croire
Je trouve dans son écriture son intonation
Je ne les fais pas non-plus, ces recettes
Parce que mon présent n’est pas notre passé
Et que même si j’essayais, je sais que ce serait en vain
J’ai finalement trouvé la recette que je cherchais
Elle se trouvait au tout début
Et j’ai refermé le livre des recettes pêle-mêles
Recettes utopiques, recettes improbables
Tranches de ma vie enfermées dans le classeur
Dans ma cuisine d’aujourd’hui.
Si vous êtes comme moi vous collectionnez des recettes que vous ne ferez jamais, ou des recettes si mauvaises que vous devez tout jeter, des recettes qui reflétaient une certaine faim de l’époque mais qui vous semblent lourdes et indigestes maintenant. Je voulais écrire sur le sujet et j’ai vu que ce qui ressortait était le fil conducteur de la famille, en particulier le lien mère-fille à travers les générations, la transmission de la nourriture et du rôle maternel. Les recettes, parmi beaucoup d’autres, n’étaient pas dans l’ordre chronologique et j’ai hésité à les réorganiser dans le poème, mais j’ai décidé de conserver le désordre du classeur.
* * *
TOURTE BOURBONNAISE
I thought I’d make a quinoa salad
Something light and seasonal
I pulled out of the shelves the overstuffed binder
That I have not opened for years
(lack of time, office job)
That contained recipes collected over the years
Along the pages I came across a recipe for
“Tourte Bourbonnaise ” in six pictured steps
On which skillful hands lay
Thick slices of potatoes on a thick crust
Then cover them with an equally thick layer
And I remembered how this recipe made me dream
In my younger years
How I had fantasized about its beauty, its possible delights
But from afar – because I never dared to make
This too heavy pastry. I knew very well and from experience
That the crust would burn, and the potatoes would not cook
Under this unlikely armor
And that the paper pipe trick, in which you trickled
Cream (cherry on top!)
Would not do much to ease this brick’s dryness
And my stomach became heavy just thinking about it
Such great personal memories
I found “Pork stew” for 8 or 10 people
That a friend had faxed me, in the days of faxes
“One dish-very easy!” this friend had told me
I had been intrigued by this pork drowned in beer
And prepared it once, then forgot about it
But how could I part from this friend, from this exchange
From this episode of my life, when we were both thirty,
Climbing paved stairs with our babies of the same age
To the park up the hill, playing mom
I found my “Meatballs” recipe
And I saw myself so clearly
In my in-laws’ kitchen back then
Performing my duty as a young mother
Learning the basics of American cooking
Preparing for the years that would follow
But I should also describe the sunlight in that kitchen
The warmth of that family, the happiness of cooking
All those mothering years that seem so far away
But that resembled me
How to pronounce “meat-e-ball” like an Italian
With the hands
I found “Zucchini gratin with ham”
Doubled with a “Spicy chicken on a bed of couscous”
The second gratified with a handwritten “good” in the margin
Which proves that I had made the recipe, years ago
And kilometers away
Where was I when I tore up the magazine page?
In the sunny kitchen in Brookline,
Dazzled by the photo of the chic white dish,
By the stylish scattering of crumbs
Trying on the lifestyle of a young trendy woman –
How naïve does the recipe seems to me today
With its layer of breadcrumbs on stringy spinach
I found a recipe for “Lemon Delight”
That I have always kept for The day
Magazine page so old that I lost its origin
I liked the title, and the shape, and I can smell it
This cake so light and vaporous
So subtly fragrant
And so quickly eaten
That the effort of making it would not be worth it
I found a recipe for “Cake House -Coat”
That my mother gave me
Assuring me that mutual friends had given it to her
I kept it only for the memories
Of her cakes, so heavy, so buttery
Of childhood Wednesday afternoons
Between stupid TV shows, and the kitchen
And later the recipe of “Pepparkakor Cookies”
And the day spent in the kitchen
Of my old home
Recreating a Swedish Christmas
For my then ten-year-old daughter’s school project
My doubts at seeing her handle
A dough so hard and so fine
But things had turned out well
In the kitchen of our house then
I found recipes handwritten
By my mother at my request (quasi-historical documents)
Things she cooked when we were kids
But not anymore – she said to me
– And it is hard for me to believe
I hear her intonation in the lines
I have not made these recipes
Because my present is not our past
And even if I tried, I know it would be in vain.
I finally found the recipe I was looking for
It lay at the very beginning
And I closed the book of pell-mell recipes
Utopian recipes, improbable dreams
And slices of my life locked in the binder
In my kitchen today.
I first thought I was writing about the hilarious way I collect recipes I would never make, or recipes so bad I had to throw everything away, the recipes that reflected a hunger at the time but seem so heavy and indigestible now. And I saw that what came to the fore was the family thread, especially mother-daughter connection throughout the generations, the transmission of nourishment, as well as nurturing. The recipes were not in chronological order and I hesitated to rearrange them that way in the poem, but I decided to keep the disorder in the book.
Wonderful, Veronique! I think you have invented (?) a whole new category of the “Memoir Poem”.
Bettina
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Thank you Bettina! But I’m pretty sure it’s been done before, and being done.
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Merci pour ce texte touchant ! J’aime regarder aussi les recettes de cuisine qui se transmettent sur plusieurs générations mais qui montrent en réalité notre désir de retrouver le goût de notre enfance ou d’un instant précieux ! 🙂
Floriane
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Merci Floriane – tout à fait.
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Miam ! j’ai beaucoup (trop) lu de recettes de cuisine (alors que je n’avais pas de cuisine) et de résumés de films dans Paris-Ciné (à 500 km des cinémas parisiens)…
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Ceci est tres mysterieux, Carnet, un peu comme l’ile.
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