Quiche Lorraine – #5/20

DOSSIER HARICOTS VERTS: Quiche Lorraine – #5/20

Le soir de notre arrivés dans la nouvelle maison, j’ai noué une ficelle autour de la poignée de la porte d’entrée pour nous protéger des voleurs ou autres criminels qui auraient pu facilement nous attaquer, si mince était la protection entre notre intérieur et l’extérieur, juste un panneau de verre granulé dans un cadre de fer forgé noir. Le verre vibrait au passage de chaque poids-lourd dans cette rue à haut trafic. A Paris, nous étions séparés de la rue par une épaisse et lourde porte de bois, puis les sept étages d’escaliers, au milieu duquel coulissait l’ascenseur vertical, le tout suivi du hall de l’immeuble et d’une autre lourde porte commune.

Tout était nouveau, et cause d’angoisse. Nouvelle école, nouveaux jeux. Les filles sautaient à la corde en chantant des chansons étranges, dont une qui finissait par «… trois fleurs de la nation. » Nation. Le mot était familier – c’était un arrêt de métro, et aussi une place où il y avait un manège. Mais je ne voyais pas le rapport avec les trois fleurs. Je sentais bien que ce n’étaient pas les mêmes références. Il avait fallu s’adapter à un nouveau langage, de nouvelles manières. Finalement, j’avais redoublé le CE1, moi qui avais sauté la grande section.

Puis le temps était passé. Et avec lui des rituels sécurisants, de nouveaux conforts, des habitudes. Ce qui nous amène à la quiche.

Je pense que nous avons mangé une quiche chaque semaine pendant environ onze ans. Cela ferait cinq cent soixante-douze quiches.

La quiche de ma mère.

Je ne dis pas que je sais tout ce qu’il y a à savoir sur la quiche, il y a probablement beaucoup d’excellentes variations régionales, en passant par la Lorraine ou la frontière allemande. Si je ne me trompe pas, la quiche est essentiellement une sorte de pâte à tarte remplie d’une combinaison de lait, d’œufs, de fromage et de garnitures diverses et appropriées.

Ce que je sais sur la quiche : quand je rentrais de l’école en autobus à cinq heures trente, après avoir travaillé mon piano pendant une heure, je grimpais les escaliers jusqu’à ma chambre pour faire mes devoirs. Une poêle avec des lardons cuits était posée sur la cuisinière et recouverte d’un couvercle. A côté, sur le comptoir, une verre doseur rempli de lait dans lequel flottaient trois jaunes d’œufs, dont on voyait le ventre orange à travers le liquide. Une pincée de poivre ou de muscade sur le dessus.
Le moule à tarte était déjà garni – une pâté brisée que ma mère faisait elle-même avec une généreuse quantité de beurre breton salé, de la farine, et quelques cuillerées d’eau froide. Elle ne faisait que celle-là, pour des tartes salées ou sucrées. Elle agissait d’instinct.
Adolescente typique, j’ai voulu me rebeller contre la pâte brisée de ma mère, pensant naïvement qu’il devait y avoir autre chose ici-bas, que je pouvais reproduire par exemple la pâte sablée, cette croûte friable et fondante qui accueillait crème pâtissière et soyeuses fraises fraîches. J’ai essayé plusieurs fois. Chaque fois, j’ai échoué. Toute variation de jaune d’œuf, de sucre et de beurre se terminant par le même fiasco : une pâte collante et impossible à manier, qui se transformait à la cuisson en une croûte dure et insipide qui ne ressemblait en rien à ce que j’avais à l’esprit.
La pâte de ma mère n’a jamais échoué. Jamais. Élastique, extensible, docile, elle se laissait toujours manipuler comme il se doit.
Des lanières de fromage reposaient dans ce fond de tarte, tranches d’Emmental (ou Comté ou Beaufort ?), enfin le gruyère commun des Français, et le recouvraient. Ils avaient une fonction de barrière pour la pâte, empêchant le mélange d’œufs encore liquide de la détremper. J’adorais le goût de noisette au léger piquant, la légère résistance élastique de ce fromage qui s’étirait en satisfaisantes cordes lorsqu’il était fondu.
Ma mère, absente de cette nature morte, devait lire un livre dans le salon. Elle était prête. Son travail terminé jusqu’à l’heure du dîner à quelques heures de là. Le temps était suspendu, comme les jaunes d’œufs dans le verre doseur. Et comme la quiche, il me semblait que la vie de ma mère attendait.

La maison de Nantes était un grand pas en avant en termes d’espace, mon frère et moi avions chacun notre chambre. Mais je n’aimais pas cette maison froide aux sols carrelés blancs et noirs, dont la rampe de fer forgé qui menait au premier étage vibrait comme un gong de mauvaise augure, accompagné par le bruit des camions de la rue, des courants d’air, et des portes qui claquaient continuellement en cadence. La cuisine était la première pièce après le couloir glacial. C’était la plus petite pièce de la maison, après la salle de bain, avec une fenêtre carrée qui donnait sur un jardin en jachère, au moins dans les premières années. Une des premières tâches de mes parents avait été de couvrir les quatre murs de la cuisine d’une chaude et vibrante couche de peinture orange. La cuisine orange vif était devenue l’endroit le plus chaleureux de la maison.

Les priorités de ma mère avaient changé. La vie avait ralenti. Mon frère et moi revenions de l’école en bus à l’heure du déjeuner.

Nous avons commencé à manger de la quiche presque toutes les semaines, le soir. Je ne me souviens pas en avoir jamais eu avant, à Paris. Je ne sais pas comment tout ça a commencé, où elle avait trouvé l’idée, la recette, l’envie soudaine qui s’était transformée en une sorte de rituel. C’était toujours la même quiche, avec des lardons, du fromage, et une pincée de muscade. Ce qu’on appelle « comfort food » dans mon pays d’adoption.
La tarte sortait du four fumante, inélégante, son pourtour gansé d’un liseret noir et cassant. Le dessus brillait du brun doré des couches supplémentaires de fromage que ma mère y avait placé. L’intérieur était le plus léger que j’aie jamais connu.
L’air de la cuisine s’épaississait de l’odeur beurrée de la pâte cuite, de la présence robuste des lardons fumés et du fromage piquant. Nous avalions la quiche sur le champ, nous brûlant la langue, laissant les morceaux roussis sur l’assiette, coupant de secondes parts s’il en restait. Il y avait un grand bol de laitue verte avec une vinaigrette à l’ail pour l’accompagner.
Les commentaires fusaient : « Ch’est chaud mais ch’est bon. » « J’aime pas la quiche, » disait mon petit frère de cinq ans, « la muscade me rend malade. Ferme la porte du buffet, il fait froid.» «Le vinaigre dans la salade me brûle l’estomac” se plaignait mon autre frère. Mais semaine après semaine, nous dévorions la quiche de toutes les manières.

Bien plus tard, je me suis demandé si j’avais coupé les ailes de mon ex-mari américain en matière de cuisine. Quand nous nous sommes rencontrés il m’a dit qu’il savait cuisiner pour lui-même, qu’il se faisait des stir-fry et des quiches. Quand nous avons emménagé ensemble et que je n’avais pas encore pris le rôle de cuisinière dans notre ménage, il m’a servi en effet du riz complet et des stir-fry, ces mélanges de légumes et poulet sautés avec de la sauce soja. J’avais oublié la quiche. Il aimait l’aspect esthétique de la nourriture. Il achetait, par exemple, quelques poivrons rouges au marché à Boston et les exposait sur le rebord de la fenêtre de la cuisine de l’appartement qu’il partageait avec des colocataires. Ces poivrons rouges brillaient comme des diamants dans la lumière du soleil du Massachusetts.
Je n’aime pas beaucoup les poivrons. J’ai compris qu’il les aimait comme des objets abstraits, des rêveries esthétiques, des études poétiques d’intensité et de réfraction de la lumière. Il aimait l’idée des poivrons rouges à la fenêtre. Moi, j’aime manger.
Après deux décennies de vie conjugale, le souvenir m’est revenu et je lui ai demandé comment il faisait sa quiche. Il n’avait pas pu répondre. « J’ai vraiment dit ça? Je ne m’en souviens pas. Par contre j’ai fait des bagels une fois. »
J’étais déçue. Je voulais savoir s’il faisait la pâte lui-même, comment il dosait la bonne quantité de lait et d’œufs, et très important, ce qu’il y mettait. Fromage? Viande? Légumes? Par exemple, Je ne l’ai jamais vu faire frire d’oignons. Perplexe, j’étais intriguée par les aspects cachés de cet homme mystérieux. Le mystère reste entier.

Quand je suis arrivé aux États-Unis, j’ai réalisé que les américains était au beau milieu d’une romance avec la quiche. J’en voyais dans les cafétérias, dans les coffee-shops, gisant épaisses et froides sur de grands plats. Leurs intérieurs croulaient sous les broccoli, les carottes, de gros morceaux de tomate détrempés, toutes sortes de légumes pas toujours identifiables. Ces quiches me semblaient relever à la fois d’une saine créativité et du sacrilège à mes souvenirs.

La quiche faisait l’objet d’une blague: un type entre dans un restaurant et regarde le menu. Après quelques minutes, la serveuse lui demande ce qu’il aimerait. « J’aimerais un quickie. » La serveuse fronce les sourcils et dit: «Ce n’est pas drôle, monsieur. Qu’aimeriez-vous commander? » « L’homme répond : «J’aimerais vraiment un quickie.” La serveuse le gifle et part en colère. Un autre client, entendant la conversation se penche et lui dit: “Um… je pense que ça se prononce “kish”.
Moi aussi, je suis passée par mes années quiche, mes filles vous le diraient – saumon et épinards, ou bien broccoli et jambon. Et voici en gros ma recette, que j’ai vérifié très récemment :
Quiche au Saumon et aux Epinards

1 rouleau de pâte brisée
200 g d’épinards frais
200 g de saumon (les restes du saumon Coho sauvage de la veille sont parfaits)
250 ml de lait
3 oeufs
Gruyère coupé en lamelles fines (ou toute sorte de fromage de ce style, et assez pour couvrir le fond)
30 g de gruyère râpé

1. Rincer les épinards et les faire cuire (je les mets au micro-onde, une minute dans un bol couvert de plastique.)
2. Dans un saladier, casser les oeufs, ajouter le lait, le sel, le poivre (c’est l’appareil).
3. Disposer la pâte dans un moule.
4. Couvrir le fond des lamelles de gruyère, disposer dessus les épinards cuits et le saumon émietté.
5. Salez et poivrez – très important!
6. Verser l’appareil sur le tout, saupoudrer de gruyère râpé.
7. Faire cuire à four chaud pendant 45 mn jusqu’à ce que la quiche soit bien dorée.

* * *

Quand elles étaient petites, j’ai lu à mes filles la série des livres de Laura Ingalls Wilder, La petite maison dans la prairie, ces histoires d’enfance écrites par Laura, puis corrigées par sa fille Rose, pour être publiées dans les années trente. Voici mon inspiration pour aujourd’hui, car elle change comme les marées. C’est dans cet esprit que j’aimerais laisser à mes filles, deux petites américaines, mes propres souvenirs d’un autre monde.

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