Confiture de mûres : #6/20

 

 

 

Confiture de mures

Pendant de longues semaines, quand nous revenions de l’école, mon frère et moi trouvions la table de cuisine couverte d’atlas de France, de cartes, de listes, et de cahiers. Ma mère, tenant un de ces livres à la main marmonnait sans regarder la page:
« … circonscriptions administratives départementales, chef lieux de département… Auvergne-Rhône-Alpes, préfecture Lyon, Ain Allier, Ardèche, Cantal… ».
Elle apprenait la France en son détail, mémorisait ses chefs-lieux, ses départements, sans oublier ses fleuves et les rivières. La tâche semblait phénoménale. Ma mère allait-elle devenir facteur ? Elle voulait travailler à la poste à nouveau et s’était donné pour but de tenter le concours qu’elle avait passé plus jeune pour son premier emploi à la Poste, appelée alors PTT (poste et télécommunications.) Quand elle en parlait, rêveuse, elle décrivait sa position comme assise à un bureau remplissant des papiers et en tamponnant d’autres. Un morceau de chocolat dans un tiroir, des collègues qui la faisaient rire. Et le soir, elle était libre. La vie semblait facile. Elle avait travaillé aux PTT pendant quelques années et en avait de bons souvenirs

Maintenant que mon petit frère avait cinq ans, elle espérait travailler à nouveau. Le formidable Concours de la Poste demandait une connaissance approfondie de toutes les principales villes de France, ainsi que les divisions subdivisions régionales. Elle était déterminée, et tandis que mon frère et moi transportions nos livres entre l’école et la maison dans nos cartables, elle recommençait ses études dans la cuisine, où elle s’était fait un plan d’étude et travaillait diligemment tous les jours. Mon frère et moi avions pour mission de la questionner pour tester son progrès sur chaque région éloignée et obscure, chaque lieu-dit impossible qu’elle n’allait jamais visiter. Je m’inquiétais un peu qu’elle encombre son esprit avec ces informations inutiles. Après tout, elle n’allait probablement pas avoir à livrer du courrier sur toutes les routes poussiéreuses de France.

Au milieu des années soixante-dix, la France était en pleine crise pétrolière. Le chômage augmentait. Bien sûr, tout le monde savait que le concours était difficile, qu’il y avait une foule croissante de candidats. Ma mère, à quarante ans, savait qu’elle avait dépassé l’âge idéal d’embauche pour le gouvernement mais elle gardait l’espoir et continuait de farcir son cerveau avec les subdivisions du territoire.

Le jour de l’examen est arrivé.

Puis les résultats.

Puis les atlas et cahiers avaient été rangés et nous n’avions plus jamais entendu parler du Concours de la Poste.

Pour occuper ses journées, elle s’était inscrite à un cours de couture. Elle avait commencé à travailler sur un ensemble à carreaux bleus et blanc qu’elle ramenait à la maison à diverses étapes de finition. Puis il était devenu clair que les boutiques du supermarché en bas de la rue vendaient des vêtements parfaitement bien finis qui rendaient l’effort inutile.

Elle s’était alors mise au tricot, cliquant ses aiguilles pendant les films à la télévision, en comptant les mailles sous son souffle, nous éloignant de la main si nous approchions trop près. Elle tricotait des pulls pour elle-même, pour mes frères, pour mon père, des chandails bruns à l’automne, des chandails bleus au printemps, volumineux, et qui grattaient, inspirée par un motif sur un catalogue, une couleur, une texture de laine vue au magasin. Nous avions des collections rares en laine ombrée, manches chauve-souris, chaque création unique et intéressante.

Puis un jour, mon père avait garé devant notre maison une nouvelle voiture, une Triumph, véhicule d’occasion qu’il avait acheté à Paris. Pour la première fois, ce n’était pas une Citroën à laquelle il était fidèle puisqu’il travaillait pour l’entreprise. Mais il avait fait une bonne affaire. Le corps élégant de la voiture était d’un bordeaux profond et brillant l’intérieur luxueux avec des détails de cuir et de bois. Il y régnait une odeur d’huile solaire qui nous faisait imaginer la propriétaire précédente comme une femme fatale aux jambes bronzées qui aurait négligemment renversé une bouteille coûteuse sur le chemin de St Tropez.

Ma mère n’avait jamais eu besoin d’une voiture à Paris et n’avait pas pratiqué la conduite, bien qu’elle ait un permis de conduire. Dans cette ville de province et avec trois enfants, la situation était différente. Pour s’entrainer, elle avait commencé à faire des boucles dans la cour poussiéreuse de l’école de mon petit frère sous les directions de mon père qui n’avait aucune patience, mes frères et moi assis à l’arrière du gadget luxueux. Elle roulait en cercles, déterminée, tendue dans l’intention de ne pas caler. La poussière volait, les roues crissaient. Elle calait. Mon père criait. Elle voulait abandonner, elle n’avait pas besoin de la foutue voiture, elle marcherait le reste de sa vie. Sur la banquette arrière, mes frères et moi commencions à y croire, à ce futur sans voiture, mais prenant sa défense. La conduite avait l’air si difficile, surtout dans une voiture avec un nom comme Triumph. Inutile de dire qu’elle n’était pas triomphante. Peut-être qu’elle ne faisait pas partie de la même équipe que la créature de rêve qui conduisait autrefois ce bijou odorant, mais ma mère était ma mère.

Mais un jour, la voilà qui conduisait. Pas la Triumph, que mon père avait fini par revendre, mais une voiture neuve, une Visa, que mon grand-père lui avait offert. Dès lors, et pour la première fois de sa vie, elle ne dépendait plus de mon père ou du système d’autobus local. De temps en temps, nous faisions des randonnées à la campagne, qui n’était pas si loin, puisque nous vivions à la périphérie de Nantes.

Ces après-midi-là, elle devenait une autre personne. Elle souriait à nouveau. Soudain, il y eut des aventures qui, je croyais, ne pouvaient arriver qu’avec mon père, avec toute la famille. Il y avait des après-midis de grand soleil où elle devenait le chef d’expédition. Nous la suivions avec des seaux qu’elle nous distribuait. Nous grimpions par-dessus les clôtures de champs dont les contours étaient couverts des ronces que nous recherchions. Parfois, quand nous avions à peine un centimètre de mures dans nos seaux, un taureau sortait de nulle part à l’attaque de l’envahisseur, et nous nous sauvions en courant, lâchant les mûres sur le chemin, criant et riant à la fois.

Et puis, une fois à la maison, maman faisait de la confiture de mûres. A la place des cartes de France et des cahiers, la table était recouverte de pots de verre vides, de carrés de cellophane pour les couvrir, et de petits élastiques pour les maintenir en place.

Elle expérimentait avec les quantités de sucre et de fruit, ajoutant tout d’abord une poudre de pectine qui s’était avéré rendre la confiture pâteuse et sans goût, avant de comprendre qu’il y avait assez de pectine naturelle dans les petites graines. Il s’agissait de bien mesurer le rapport sucre et fruit, ainsi que la température et la durée de cuisson.

L’odeur sucrée et parfumée des fruits qui cuisaient dans le sucre emplissait la cuisine, et l’anticipation du résultat final nous tenait en haleine. La confiture remplissait les pots d’un jus noir qui durcissait plus ou moins en refroidissant. Nous héritions parfois d’un liquide vineux, rebaptisé coulis, ou bien d’un goudron noir gluant, mais le goût lui-même était toujours délectable. Parfois aussi le résultat était parfait ma mère et nous nous félicitions chaudement. De toutes les manières, nous revivions les journées chaudes des cueillettes à chaque fin de repas ou un pot faisait apparence, seul ou en comparaison avec un autre. Sur un morceau de pain frais, la confiture constituait un dessert parfait.

Un jour, au début de l’été, alors que la saison des mûres n’était pas arrivée mais qu’elle avait trop hâte, elle avait expérimenté avec des abricots et de la rhubarbe. Bingo. Cette combinaison gagnante était devenue l’autre partie du duo de confiture qu’elle alternerait pendant nos années Nantaises. Nous revenions de l’école et trouvions un bol de tronçons vert rougeâtre dans un bol, fondant lentement dans le sucre pendant qu’elle était assise dans le grand fauteuil bleu, lisant, paisible, comme une reine sur son trône. Le temps avait alors pris un autre rythme et une autre saveur, un monde de douceur et de confiture.

La suite au prochain numéro !

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