NETTOYAGE

M.C. ESCHER – Relativity

L’été, la nuit, les bruits sont en fête. Finalement les fenêtres ouvertes, finalement les jambes nues. Je raconte rarement cette histoire, et vous me croirez si vous voulez.  
Tout a donc commencé un de ces beaux soirs d’été ou je paressais devant cette fenêtre, observant mon chat. Nous sommes au deuxième étage, avec vue directe sur le feuillage de l’arbre et des oiseaux dans les branches. Il faisait claquer sa mâchoire en lâchant des petits cris qui lui donnaient l’air idiot. Et puis mon téléphone a sonné. C’était Eugenia : « Amanda… j’ai vu un homme entrrrrrer dans le sous-sol. Il blahjhhammamns.. » Eugenia était la vieille dame Russe qui habitait juste sous mon appartement. Une de ses fenêtres avait vue directe sur la porte du sous-sol.
« Un homme ? » J’essayai de la faire répéter. Elle n’était pas facile à comprendre à cause de son accent russe, son anglais approximatif, et sa voix âgée et chevrotante. Elle avait plus de quatre-vingt-dix ans. A chaque fois qu’elle m’appelait, c’était toujours pour demander quelque chose. « Amanda. Il y a un trou dans le mur. »  Ou « Amanda, il y a une fuite d’eau prés de ma fenêtre, il faut réparer. » Elle était adorable et toujours pomponnée, on voyait bien que cette babouchka respirait la gentillesse et la générosité, mais je n’étais pas son propriétaire, et ce n’était pas mon rôle de réparer ses trous et ses fuites. Elle avait une nièce pour ça. Pourtant je l’écoutais quand même. Notre maison antique était divisée en quatre et l’appartement adjacent au mien était en vente. Le sous-sol était la partie commune qui hébergeait nos quatre chaudières respectives.

« Ce que vous avez dû voir, Eugenia, c’est un agent immobilier qui jetait un coup d’œil sur la chaudière du #4. » J’étais bien contente d’avoir la réponse et de m’en être tirée à si peu de frais.

Elle reprit :

« Un agent ? Ah bon. …  Mais… euh… les escaliers sont sales. Il faut bljahahsslkvah… »

« Les escaliers sont sales ? »

« Oui, heu… les feuilles. Je nettoyais avant, mais peux plus. .. blahgjangs… souffler feuilles… »

Il y avait en effet quelques feuilles mortes sur les quelques marches qui menaient à la cave, mais je ne voyais pas du tout le problème.

« Et les toiles… les toiles blshehavaljslvava… araignées. » 

Là, je voyais de quoi elle parlait. La veille j’étais moi-même descendue dans l’antre sombre et tiède pour voir si le propriétaire partant avait laissé quelque-chose derrière lui. J’avais dû me plier en deux pour éviter les toiles d’araignées. Mais de nature plutôt décontractée, je m’en étais tenue à cette observation.

« Oui, oui, il y a des toiles d’araignées. » Je voyais maintenant tout-à-fait où elle voulait en venir. Elle aurait pu le faire elle-même, mais elle avait 92 ans, et il fallait bien que quelqu’un d’autre le fasse, alors pourquoi pas moi ?

Je me penchai sur la question, jugeant de savoir si vraiment je pouvais moi-même me frotter aux filins gênants dans le sous-sol. Un peu en colère au préalable, je me radoucis en me disant que je n’y avais même pas pensé, et que je pouvais bien lui faire plaisir en balayant l’escalier aussi. J’en tirais une petite leçon personnelle à propos de ma paresse et de ma passivité. J’eus envie de sortir de ma zone de confort, et continuais de raisonner qu’un petit nettoyage devait être bénéfique au bon Feng—shui de la maison, selon mes vagues connaissances, peut-être nous porter chance, clarifier nos vies.

Quelques années auparavant j’avais fait un rêve dans lequel les araignées avaient envahi notre cage d’escalier, autre partie commune, et je m’étais réveillée en essayant d’analyser la chose. Selon mes recherches, les petits animaux pouvaient représenter des aides dans les rêves. Mais dans le langage commun, « avoir une araignée au plafond » était déjà moins bon.  Même si l’expression voulait juste désigner un côté farfelu, un comportement un peu fou, mais qui ne dérangeait pas les autres. De plus, j’avais vérifié qu’il n’y avait pas d’araignées dans la cage d’escalier.

On parlait toujours d‘araignée au plafond, mais pas dans le sous-sol. Symbolique, le sous-sol – j’imaginais la partie cachée de l’iceberg, le fondement de notre structure. L’inconscient. Il fallait mieux que ce soit propre.

Le lendemain, après une nuit sans rêve, et animée de bons sentiments, je dénichai dans mon placard un balai, sa balayette, et un plumeau.

Je balayai sans difficulté les feuilles mortes qui s’accumulaient aux coins des marches puis les plaçai dans une boite de carton pour m’en débarrasser par la suite. Puis j’actionnai le commutateur que je trouvai aisément dans la mi-obscurité. Les ampoules nues s’allumèrent et illuminèrent les quatre coins de la salle. En levant tète, je vis clairement que mon plumeau n’allait jamais faire le poids et que quelqu’un avait laissé dans un coin un balai plus robuste que le mien. Je le pris en main et le retournai de sorte que la brosse se dirige vers le plafond. Puis je commençai à donner des coups de brosse dans les filaments qui pendaient au-dessus de la première chaudière. Les fils lâchaient facilement mais je constatai que le geste manquait d’efficacité, et qu’il devait y avoir un autre moyen. Je pensai alors à pivoter mon balai en l’air, d’un mouvement similaire à celui d’une fourchette dans une assiette de spaghetti. De fait, les filaments se prenaient à la surface de la brosse et s’enroulaient autour, ainsi qu’autour du manche. Je commençai alors une danse macabre qui s’accélérait alors que j’avançais plus avant dans la grande pièce. Je maniais mon balai tel un derviche tourneur et il se couvrit rapidement d’une couche d’un gris cendré. Je décidai d’arrêter là mon avancée et de nettoyer le balai. Je remontai donc les marches et essayai de le frotter à l’herbe drue du gazon. Je vis que l’idée n’était pas mauvaise puisque les filins s’amalgamaient en une petite masse grise qui se voyait à peine sur l’herbe.

Je pensai alors aux araignées qui avaient tissé ces textiles délicats. Je pensai à leurs vies dans le sous-sol doucement chauffé tout l’hiver par nos quatre chaudières, déployant leurs toiles-pièges en attendant les insectes qui s’y prendraient. Pourtant je repris mon poste ou je l’avais laissé, devant ma propre chaudière, et brandissant mon balai recommençai ma destruction systématique. Et plus j’avançais, plus je découvrais de nouvelles toiles. Explorant des yeux l’espace entre les poutres apparentes, je découvrais toujours de nouveaux royaumes, toujours plus d’écrans de drap fin comme des ectoplasmes qui se déployaient maintenant à la lumière. Levant la tête, je sentis monter une culpabilité qui me pris de force. Où étaient les araignées dont je détruisais l’habitat ?

Pourtant, je ne pouvais pas m’arrêter. Comme un beau diable j’avançais, faisant tournoyer mon balai dans les voiles qui s’enroulaient comme du sucre soufflé autour d’un bâton de barbapapa. Où étaient les araignées ? Me regardaient-elles ? m’observaient-elles en silence. Je senti la peur m’envahir.

Je continuai de foncer aveuglément dans les constructions fragiles, dont les structures ressemblaient à des escaliers suspendus, ponts menant à des portes, des salles de toute sortes, des fenêtres et des jardins, toute une architecture où les lois normales de la gravité n’existaient pas. Je me sentis soudain transportée dans ce monde et me trouvai moi-même grimpant un escalier, la main sur une rampe et suivant une sorte de bonhomme aux traits indiscernables, et comme revêtu de bandelettes sur tout le corps. Ce personnage me guidait, me semblait-il, vers une ouverture, où je pouvais voir une table et des chaises. D’autres personnages y étaient assis et avaient l’air de prendre un repas. Je suivi l’homme (car il s’agissait d’un homme) qui faisait signe de m’inviter à la table. Je n’avais alors plus du tout peur et pris place à l’une des chaises. Il faisait doux et la lumière d’un soleil différent faisait se dessiner sur le sol l’ombre d’un arbre. Je ne sais pas combien de temps je passai en la compagnie des hommes sans visages. Je buvais leur boisson de bon gré. Mon guide remplissait mon verre et me racontait des histoires qui me charmaient.

Plus tard, il me raccompagna le long d’un escalier et je me retrouvai près de la dernière chaudière, mon balai chargé d’un cocon grisé. Un peu étourdie, je sortis à l’air frais et vis qu’il faisait presque nuit. J’avais donc passé plus de huit heures dans le sous-sol. Eberluée, je sorti et débarrassai la brosse du tas de fibres en l’essuyant sur l’herbe, mais le souvenir de mon séjour chez mes hôtes restait aussi vif à ma mémoire. Je n’arrivais plus à savoir si je vivais un rêve ou la réalité, et lequel des deux était le plus réel.

Je vis tout de même que j’avais fini mon travail et qu’un être humain de taille normale pouvait désormais visiter le sous-sol sans danger de s’en prendre plein les cheveux, et les yeux.

Le lendemain, je préparai mon café du matin, et ouvris un de mes placard de cuisine pour y prendre un bol quand je poussai un cri. Là, sur la porte, se trouvait une araignée de belle taille qui me regardait, ses huit pattes velues fermement installées à la verticale sur le bois vernis. J’eu un frisson d’horreur. L’araignée me fit alors un clin d’œil et c’est là que reconnus mon guide.

Je ne sais pas si j’avais vraiment détruit leur habitat, puis que cette araignée n’avait pas l’air de m’en vouloir. J’appris par la suite que des familles d’araignée étaient responsables de ces toiles, et qu’il pouvait y avoir ou non une araignée dans la substance collante. Les araignées migraient en fonction de la disponibilité des proies. Les toiles abandonnées finissaient par ramasser la poussière, ce qui les rendait plus visibles. Souvent, les brins de toile d’araignée n’étaient même pas une partie de la toile, mais juste la soie d’araignée itinérante, cordes qu’une araignée lance pour se déplacer. Peut-être leur était-il aussi facile de recréer ce monde, et que je leur avais même facilité la tåche ?
Surmontant mon dégout, je capturai la bête en la recouvrant d’un verre et en glissant un papier par-dessous.  Je ne l’ai jamais revue.
Je ne sais si notre inconscient collectif d’habitant de la maison s’est épuré, mais l’histoire m’a longtemps hanté. J’ai souvent eu envie de la raconter, mais j’avais peur qu’on me prenne pour une folle. Je me suis toujours demandé ce qui avait pu m’arriver – peut-être des émanations de gaz qui auraient provoqué le délire ? mais je ne pouvais expliquer l’araignée du matin. Finalement, j’ai rencontré une brouette, et j’ai pensé qu’elle me prêterait une oreille attentive.

(Merci brouette.)

* * *

Ceci est ma contribution à l’Agenda Ironique qui se joue ce mois-ci chez Laurence Délis : https://palettedexpressions.wordpress.com/2020/06/02/agenda-ironique-de-juin/

11 thoughts on “NETTOYAGE

  1. Quelle imagination ! le réalisme prend vie dans l’impossible ou peut-être bien est-ce l’inverse, en tout cas, le nettoyage est nickel ! 🙂
    J’ai adoré la façon dont tu as amené l’image à faire partie intégrante du récit.
    Merci pour cette participation victorhugotte

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  2. Ah ben voilà l’histoire de l’araignée ! Eh eh, c’est vrai que selon les expressions, frayer avec les araignées est plus ou moins bien considéré 🙂 ! En tout cas, qu’on y croie ou non à cette histoire, on la lit jusqu’au bout, et on ressent le même dégoût à l’ouverture du placard. J’ai longtemps eu très peur (sans raison aucune car je n’ai peur de rien d’autre) des araignées, mais je me soigne ! L’image proposée est fort intéressante, elle t’a bien inspirée, je me demande si je vais pas essayer de trouver du temps pour un Agenda Ironique… Belle journée à toi, Sabrina.

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    • Peut-etre qu’une araignee se ballade au grenier? En fait je n’ai pas une grosse peur de ces bestioles, c’était pour créer une ambiance Poe-esque. En tout cas je me suis bien amusée, et j’ai relu une histoire de Poe pour l’occasion. Merci Sabrina.

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