Dossier Haricots Verts : Pain WASA – #9/20

Tout s’est passé petit à petit. Au début, il avait commencé à jouer avec son morceau de pain, en enlevant la mie et ne mangeant que la croûte. Il roulait la chair molle en petites boules qu’il laissait négligemment sur le côté de son assiette. Il se pinçait aussi parfois les côtes, saisissant sa chemise et une poignée de chair en grimaçant.
Puis il avait établi une liste des aliments qu’il considérait comme faisant grossir : pain, saucisson, gâteaux secs, et tout ce qui était cuit au beurre.
Il essaya de convertir ma mère, et nous tous, à un régime à l’huile d’olive, car comme toute bonne bretonne elle favorisait la cuisine au beurre. Elle obligea, bien qu’elle retourne au beurre dès qu’il était parti en voyage d’affaires ou ne mangeait pas avec nous.
Liste des aliments qui ne faisaient pas grossir : haricots verts, poisson, carottes râpées. Pour ceux-là il disait “C’est de l’eau” en rentrant l’estomac, et le soulignant d’un mouvement vertical. Il disait aussi des choses comme : « Il faut toujours quitter la table en ayant un peu faim. » Il rationnait les chocolats en boîte à un par personne, par jour.
Pendant un certain temps, mon père avait décidé que la croûte du pain n’était pas aussi dangereuse que l’intérieur spongieux qui gonflait dans l’estomac. Ma mère lui réservait consciencieusement les quignons de pain et nous, les enfants, ne pensions même pas à discuter de ces privilèges paternels.
Mais un jour, même la croûte de pain ne suffisait pas. Il passa à une chose sèche et plate appelée pain Azyme. Cette mode ne dura que quelques semaines. La phase suivante arrivait dans un emballage blanc recouvert d’un papier vert foncé portant des mots germaniques plein de doubles Ks et Cs, et en gros le mot WASA. À l’intérieur, des rectangles bruns d’épaisseur égale sagement rangés. A l’œil, ils avaient l’aspect du carton ondulé et de la sciure compactée. Au goût, les mêmes nuances de carton et de sciure de bois. Pas désagréables. C’était la combinaison gagnante. Bientôt, les rectangles gris trouvaient leur place régulière et rectangulaire dans la corbeille à pain. Ma mère continua d’acheter du pain frais pour elle-même et ses trois enfants.
Le matin au petit déjeuner, je l’observais avec horreur étaler de la marmelade d’orange amère sur l’un de ces rectangles. J’en connaissais le goût åcre, qui faisait rebiquer les côtés de ma langue. J’avais du mal à comprendre pourquoi quiconque pouvait s’autopunir ainsi. Peut-être s’agissait-il d’une sorte de pénitence comme la robe de bure.
Le marché était à l’époque le théâtre de toute une vague de nouveaux produits jamais vus auparavant. Bien sûr, l’attrait du nouveau, les pubs à la télévision nous poussaient à l’achat. On ramenait à la maison du fromage blanc à 0% de matière grasse pour faire comme tout le monde. Soudain, il était méritoire de manger du plâtre. On essayait les yaourt Silhouette avec le vague espoir de ressembler après ingestion, aux créatures diaphanes de l’emballage, on achetait des fromages Sylphide pour les mêmes raisons. Pas d’attrait spécial pour mon père. Mais l’hameçon de l’argument prenait sur ma naïveté. C’était le début des non-nourritures. Bientôt, j’achetai avec mon propre argent de poche des boites d’édulcorants artificiels pour sucrer mon café noir ou mon yaourt maigre. Mais il fallait passer par là, comme il faut que jeunesse se passe.
Chacun son poison. Mon père en restait au pain WASA.
Un jour, un disque de sa colonne vertébrale s’effrita en une hernie discale classique. Un matin, Il s’effondra sur le dur sol carrelé en se tordant de douleur puis fut transporté d’urgence à l’hôpital.
Il était revenu quelques semaines plus tard avec le disque en question dans une petite fiole de verre pour notre édification. Le jour même, ma mère avait ramassé, trainant par terre, un jouet que mon petit frère avait gagné dans une de ces machines remplies d’œufs en plastique transparent : un monstre en gel vert dont la fonction initiale était d’être placé au bout d’un crayon à papier. La créature aux longues tentacules vertes et menaçantes avait trouvé sa place idéale sur le bouchon de la fiole qui lui allait parfaitement. Le liquide à l’intérieur conservait le disque admirablement rose et frais, et la hernie ainsi chapeautée était devenue une decoration permanente sur le frigo.
Mais les avantages de l’opération ne se cantonnaient pas à celui-là.
Comme il avait perdu une dizaine de kilos, il avait sorti de ses placards, où personne ne savait qu’il se cachait, un costume qu’il avait porté dans la marine pendant son service militaire. L’uniforme de coton blanc immaculé consistait d’un pantalon boutonné le long des hanches, d’une vareuse blanche ornée d’un col bleu marine carré et d’un béret blanc surmonté du légendaire pompon rouge (qui évite de se cogner la tête dans les petites portes navales).
Il avait fait pousser une moustache pour l’occasion et, avait demandé à ma mère de le prendre en photo pour la postérité dans le jardin, où son uniforme de parade immaculé contrastait magnifiquement avec l’herbe verte.
Heureusement, avec des exercices de musculation et du temps, il était bientôt retourné à son poids de santé.
Les semaines suivantes, mon frère et moi avions joué avec le costume jusqu’à ce que le pompon rouge se détache et que les autres pièces se perdent. Puis nous nous étions intéressés à autre chose.
A cette époque, mon père aimait le saucisson, le cassoulet, le civet de lapin de ma mère dans sa sauce au vin rouge. Souvent, a table, il décrivait les plats qu’il avait mangés au restaurant pendant la semaine, et parfois, ensemble, ils essayaient de les reproduire. Je me prends parfois à rêver du dessert qu’il avait mangé une fois chez quelqu’un et nous avait décrit, et que je n’ai jamais osé réaliser, une série de saveurs superposées dans une coupe, perles de tapioca, crème de marrons, glace à la vanille, puis la même chose à nouveau, j’ajouterais des morceaux de meringue, le tout finit par une sauce au chocolat et des amandes grillées. J’omettrais la crème fouettée seulement parce que je n’aime pas ça.
La suite du menu au prochain numéro !
Texte terrible. Salvateur ?
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Terrible pour qui? Salvateur pour qui? Moi je croyais ca drole.
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Eh bien, c’est un texte profond et pourtant, autour de la nourriture. Ça m’a rappelé de beaux souvenirs, car mon grand-père au petit-déjeuner, c’était pain-huile d’olive ou pain Azyme et beurre 🙂 ! Petite, je trouvais ça vraiment bizarre ce pain Azyme… Et maintenant, je suis convertie au WASA (on peut faire des miracles avec, mais il faut plus que du beurre dessus hélas 🙂 )! Belle journée à toi, Sabrina.
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Alors la! Quelle coincidence. Je croyais que mon pere etait le seul au monde! 🙂
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