POMMES DE TERRE – #18/20

Dossier haricots verts : POMMES DE TERRE #18/20

A en croire les chiffres, nous abordons les derniers chapitres de ce Dossier Haricots verts, et de cette saga picaresque et colorée. Qui sait vers quelles autres aventures ma chaloupe repartira par la suite. Je n’ai pas de plans spéciaux, mais je vais m’y coller.

Donc aujourd’hui, nous allons parler de Pommes de terre.

* * *

Mes livres préférés d’enfance : Robinson Crusoé, Cosette, Côté Jardin, Mon amie Flicka. Dans ce dernier, j’adore relire la scène dans laquelle Nelly fait des beignets qui disparaissent dans l’huile bouillante parce qu’elle y a mis trop de beurre.
Dans les deux premiers, j’étudie comment Robinson ou Jean Valjean se débrouillent, seuls contre l’adversité, en mode de survie. On ne sait jamais.

Dans ma chambre sur un transat devant la fenêtre, je relis pour la nième fois Robinson Crusoé pendant que monte de la cuisine l’arôme délicieux des pommes de terre qui rôtissent dans la cocotte orange.

Soudain une question se pose : dans le cas où je me retrouverais à la place de Robinson, comment ferais-je sur mon ile déserte pour faire mes pommes de terre rôties ? Dans le pire des cas, si je ne trouve pas de casserole qui ne colle pas dans la malle échouée sur la plage, je prends une noix de coco, que j’évide très soigneusement pour qu’elle soit très lisse, puis je fais un petit feu bien soutenu. Les pommes de terre devraient bien cuire, c’est-à-dire sans coller au fond, fléau des pommes de terre rôties. Pas de beurre ? j’essaierais l’huile de noix de coco. Problème résolu, avec un peu de créativité. Avec un peu de chance, elles seraient tout aussi fondantes et caramélisées sur les bords, que celles de ma mère. Je peux donc me détendre.

Ma mère a perfectionné l’art de ce ces pommes de terre rôties : elle coupe les tubercules en gros dés inégaux, les essore dans un torchon pour diminuer l’humidité, les jette dans une cocotte où elle a fait fondre du beurre et un peu d’huile, et les laisse dorer à feux doux, pour qu’elles deviennent tendres et fondantes. Il faut avoir la technique et l’intuition pour comprendre la chimie de la température, de la durée de cuisson – un pas de travers et c’est raté.

Si on veut monter la barre encore plus haut, il y a les pommes de terre de Noirmoutier qui ne se trouvent qu’une fois dans l’année et ne durent pas longtemps. Elles ont poussé dans les terres sableuses de la presqu’ile et en ont retiré un gout unique et sucré. On les récolte avant qu’elles soient mûres. Moi aussi, je les guette avec impatience.

A vingt-ans, je loge dans une chambre munie d’une plaque chauffante pour faire ma popotte. Oubliées, les pommes de terre rôties de maman. Je me fais du porridge le matin, et le soir, parfois, du Pilpil. C’est du blé concassé, produit Bio d’une certaine marque qu’on trouve un peu partout. On le fait cuire 10mn dans deux volumes d’eau. J’ajoute quelques dés de gruyère pour les protéines.

Un jour, alors que j’avais commencé la cuisson, mes parents, de passage, interrompent la procédure pour m’inviter au restaurant avec d’autres membres de la famille. J’éteins alors le feu, laisse le Pilpil dans l’eau, recouvert d’un couvercle. Et quand je reviens, surprise ! le blé a triplé de volume ! Bonanza ! et au lieu d’être encore un peu craquant, il est devenu souple et moelleux. Découverte scientifique doublée d’une belle réussite ! J’en ai beaucoup plus pour mon argent.

Mon frère ainé (un an d’écart, pratiquement mon jumeau) trouve mon Pilpil hilarant et me taquine autant qu’il peut sur le sujet.

Quelques années plus tard, vingt-quatre ans, j’ai emménagé avec trois jeunes irlandais et nous partageons un appartement à Saint Cloud. Jane et moi travaillons à Procter & Gamble comme secrétaires. Je viens de passer un an aux Etats Unis. Ni pilpil ni pommes de terre rôties à cette époque, nous mangeons le midi au restaurant d’entreprise, et le soir pas grand-chose. Parfois, le week-end, je fais des crêpes, assise nonchalamment sur une chaise une cigarette à la main, tirant des bouffées entre chaque retournement. Jane trouve ça très drôle, la clope dans la cuisine. Des petites fenêtres donnent l’une sur la cour sombre et un peu humide, et l’autre sur le salon-salle à manger. On écoute de la techno rave aussi bien que Van Morrison. C’est la bohème.

Un jour, mon frère qui vient de commencer à travailler à Paris vient me rendre visite. Je me rends compte qu’il va me falloir cuisiner. Panique.
Il me charrie toujours à propos de mon Pilpil : graine d’oiseau, goût bizarre, atypique, mœurs étranges, déjanté ? C’est devenu Pilpil contre Pommes de terre rôties classiques : une lutte des classes, un conflit social.
Je panique parce que je me rends compte que je ne sais plus, je ne sais pas, je n’ai jamais su faire des pommes de terre rôties comme ma mère. Que va-t-il manger ? Surement pas du Pilpil.  Et surtout comment va-t-il juger ma vie ?

Je ne me souviens plus de la rencontre de ce soir-là,
Depuis, mon frère et moi avons choisi des chemins de vie différents, lui, si je ne me trompe pas reste fervent amateur des pommes de terre rôties au beurre. Moi, je suis partie vivre ailleurs. Dans ma vie d’américaine, je fais rôtir mes pommes de terre au four, je fais de la grenaille, des doigts de pommes de terre. J’ai trouvé du Boulgour, mais pas le Pilpil de ma jeunesse, et bref, je n’en fais plus.

3 thoughts on “POMMES DE TERRE – #18/20

  1. Pingback: POMMES DE TERRE – #18/20 | Grain de sable

    • J’ai dû faire une petite recherche sur cette fameuse Ginette. J’ai trouvé quelques anecdotes intéressantes, mais pas de biographie, de film. Alors que sur Robinson… tout le monde connait. Il faudrait y remédier. 😊

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