L’IMAGE FINALE

Mon oncle Roland et moi errons dans les dédales du parking de l’aéroport Charles de Gaulle. Il est venu me chercher (j’arrive de mon exil aux US pour des vacances en famille,) mais il ne sait plus où il a laissé sa voiture.

Si quelqu’un mourait ici d’un infarctus personne ne le saurait ! il resterait là. Mort ! 
Je souris intérieurement. Peut-être même extérieurement. Il râle assez fort pour que les rares passants en ce matin de semaine sachent ce qu’il pense. Depuis dix minutes on cherche sa voiture qu’il pensait avoir garée à cet étage du parking. Elle a été volée ! 

Roland est le demi-frère de mon père. Il n’est plus tout jeune.
Si je raconte cet épisode ici, c’est pour clore le récit de mes retrouvailles virtuelles avec mon grand-père. Mon oncle est la seule personne vivante, à part mon père, qui ait connu ce grand-père et qui pourrait m’évoquer, sinon l’homme, au moins un peu de ce monde passé.

Côte à côte, nous déambulons avec ma valise dans les aires grises et sans âme des parkings silencieux.

Je sens sa détresse qui monte. L’embarras. C’est peut-être aussi l’émotion de rencontrer sa nièce qui l’a distrait.
Je suis patiente, même si le décalage horaire se fait sentir – le vol Boston-Paris se fait toujours la nuit. Je suis partie tard la veille, mais j’ai dormi un peu dans l’avion.

Il a accepté la tâche que lui a proposé mon père, de me conduire de l’aéroport à la gare Montparnasse d’où je prendrai le TGV en direction de la Bretagne.
J’aurais facilement pu prendre la navette de l’aéroport mais mon père a insisté pour contacter son frère, lui confier une mission pour nous mettre en rapport. C’est la débrouille, le système D.

Finalement mon oncle se rend compte qu’il s’était trompé d’étage. On remonte dans l’ascenseur. Après une heure d’errance, gros soulagement.

Maintenant on peut faire la traversée de Paris.

Toutes les rues ont une histoire pour lui. Il me fait visiter une ville de carte postale que lui seul connait. Moi mes repères sont très différents : là où j’ai travaillé, là où j’habitais, mon studio rue des Batignolles, P&G à Neuilly, les quartiers où j’aimais me balader, les stations de métro. Evidemment, il y a aussi le quartier où je suis née, où j’ai grandi.
Mais son Paris à lui est peuplé de nos ancêtres.

C’est là que Rose, ton arrière-grand-mère tenait un atelier de repassage. Ici, ta grand-mère achetait des fournitures de peinture. Elle peignait.

Saint-germain : on allait de bar en bar, la nuit. Le but était de faire le plus de bars possibles.

Les cafés rutilants qu’il me montre sont des théâtres, scène et parterre, où se déroulent les drames et comédies de la vie parisienne. Il y a des étalages d’huitres, d’autres ont des stands de crêpe attenants. Rien de spécial, sauf si on vit comme le reste du monde, ailleurs.

J’aimerais réaliser un film de cette visite, pour moi-même. Parce que ma mémoire est pleine de trous. Pourquoi une telle richesse de passé et d’histoires familiales alors que j’aurai tout oublié dans quelques mois.

Mais bientôt on arrive à la gare Montparnasse. La gare des bretons puisque ses lignes desservent l’ouest de la France. Il y a la gare de l’Est, la garde du Nord, la gare St Lazare, et la gare Montparnasse. Les deux dernières me sont les plus familières.

A l’intérieur, il nous reste un peu de temps. Nous nous installons à une table de café parmi les voyageurs. On parle un peu de tout, mais au milieu de la conversation, il part sur un souvenir. Ça me rappelle ton grand-père Gabriel, je le revois… 
Je ne sais pas quoi dire.  Il me peint l’image du naufrage à la fin d’une vie qui ressemble à une course d’obstacles.

Je vois qu’il les revoit encore, ces images et qu’elles lui font toujours mal.
De plus en plus je comprends que la vie est faite de beauté et de laideur entremêlés, qu’on ne peut pas faire l’économie du malheur, de la maladie, physique et psychologique.
Je voulais remettre les pendules à l’heure, remettre en contexte la vie entière d’un homme, sans garder seulement le pire. Je vois plus clairement maintenant les contrastes, les zones d’ombre et de lumière. Ce jour-là, il me parlait de l’ombre. Je sais que ce n’était que contraste.

Recherche de toilettes : Regarde là-bas, ces sanisettes. Il y a un truc pour ne pas payer, je vais te montrer. 
Je ne sais pas si je dois le prendre au sérieux. Pourquoi éviter de payer deux euros pour ces nouvelles installations de toilettes autonettoyantes ? Mais je sens qu’il vit dans un autre monde, celui du passé, à la guerre comme à la guerre, un monde où il faut se jouer de l’adversaire, pour économiser des bouts de ficelle.
On dirait que d’autres petits malins ont déjà forcé la porte de la machine et qu’elle ne ferme plus entièrement.  Ce n’est pas de la délinquance, c’est encore du system D. Pourquoi payer pour pisser ? les hommes, de toute façon, n’ont qu’à trouver un angle sombre et le tour est joué. Mais pas ici quand même.

L’heure du départ approche. Encore sonnée par l’intensité des histoires qu’il m’a racontées, et par ma nuit de voyage, je marche à ses côtés jusqu’à la porte du train. A l’intérieur, j’aperçois des petites lampes sur toutes les tables du wagon restaurant. Une atmosphère confortable, intime s’en échappe.

Avril à Paris, les marronniers sont en fleur, mais il fait tout de même un peu froid. Il me dit « garde cette écharpe, je te la donne. »  J’enroule son écharpe autour du cou. J’ai gardé cette écharpe pendant longtemps.

LE PISSENLIT QUI VOULAIT SE FAIRE AUSSI BELLE QUE LA ROSE

Pissenlette voyait tourner les aiguilles de son horloge, et se disait chaque jour qu’il fallait qu’elle remette les pendules à l’heure.

Dans le champ autour d’elle, elle voyait bien les dégâts du temps qui passe sur les autres pissenlits, boutons d’or et autres humbles fleurs sauvages. Au début, elles se dressaient, corolles toutes fraiches, le teint radieux. Et puis ça commençait à perdre son lustre, à se recroqueviller. Elle, Pissenlette, n’allait pas passer par là.

Elle n’était pas laide, Pissenlette, mais pendant ses petites virées en ville, de la fenêtre du bus, elle avait repéré un fleuriste, chez lequel elle avait aperçu des arums, des iris, des gladolia… l Et puis surtout, des roses.

Elle considérait sa tige maigrelette, ses feuilles dentelées maigrichonnes, ses pétales tout étriqués, et puis cette couleur criarde…

Et ça n’allait pas s’arranger.

Une bonne amie aurait pu lui dire qu’au contraire, elle devrait être fière de ses pétales dorés, de son gros cœur odorant. Qu’elle était bien assez belle comme ça. Elle aurait appris qu’en anglais, on ne parlait pas de pisse-en-lit, mais de dandelion : dent de lion, vous vous rendez-compte ! Elle aurait dû rugir de fierté.

Malheureusement, personne n’était là pour le lui dire. La boutique qui suivait celle du floriste se trouvait être, par un étrange hasard, un cabinet d’Esthétique qui offrait des traitements « à la pointe de la technologie » selon les affiches.

Pissenlette, qui n’était plus dans la fleur de l’âge, avait justement, eu le temps d’économiser un petit pécule. Ces soins de rajeunissement n’étaient pas à la portée de toutes les bourses.

Elle avait regardé les photos avant-après : des giroflées un peu chiffonnées et grincheuses, qui sur la seconde image redressaient hardiment leurs corolles en souriant. On les voyait de face, de profile, de dessus, de dessous.

Elle prit rendez-vous. La femme en blouse blanche avait l’aspect rassurant d’un docteur.

Je voudrais ressembler à une jeune rose, lui expliqua Pissenlette. Tant qu’à rajeunir, pourquoi pas faire encore mieux ?

Une rose ? Mais bien sûr… je vous propose une élongation des pétales ici… une série d’injections de tsoin-tsoin là, pour retendre les tissus (il s’agit d’un produit puisé dans la sève d’un arbre noueux et secret) ; un soin de coloration permanent en rose … c’est bien une rose rose que vous aimeriez être, n’est-ce pas ?

Oh oui ! Une rose rose comme celle du Petit prince ! 

Pissenlette s’était répété si souvent ce passage qu’elle le connaissait par cœur :

Et elle, qui avait travaillé avec tant de précision, dit en bâillant :
– Ah! Je me réveille à peine… Je vous demande pardon… Je suis encore toute décoiffée…
Le petit prince, alors, ne put contenir son admiration :
– Que vous êtes belle !

La femme en blouse la mettait en confiance, la flattait : Vous avez une bonne ossature, pour commencer, Madame. Tout le monde ne peut pas en dire autant.
Et le rendez-vous fut pris.

Pour le jour J, Pissenlette prépara sa valise, qu’elle remplit pour la majeure partie de billets de banque ainsi que quelques vêtements de rechange, et son réveille-matin.

Quelques temps plus tard, elle revint, tuméfiée, le visage enrubanné de bandes blanches. On ne voyait que ses yeux.

Puis au bout de quelques jours, elle se découvrit. Dans le champ, les chardons, le chiendent et les autres fleurs sauvages avaient du mal à détourner les yeux, Psst, tu as vu Pissenlette ?

Pissen-laide, Pissen-laide ! pouffaient les vipérines dans son dos ; les petites fleurs d’églantine, polies, faisaient semblent de regarder ailleurs.

Les pâquerettes, elles, se balançaient dans la brise, non concernées.

De tous côtés cependant, on entendait une rumeur, comme une brise dans le champ: Grotesque ! une caricature de rose ! une sorte de Picasso vivant !

Pétales rosâtres distendus, difformes, lisses et brillants, elle n’était ni pissenlit ni rose, mais une manière de Pissenrose, Rose-en-lit à la Frankenstein

De toute évidence, ce que les autres fleurs voyaient, ce n’était pas une beauté, mais une fleur mal dans sa peau, qui avait préféré un bizarre artifice à sa propre beauté à peine fanée. Elle affichait surtout sa vanité maladive, et une crédulité, une naïveté – disons-le franchement, une stupidité – qui l’avaient envoyée droit dans les filets des vendeurs de rêves.  Elle portait maintenant un masque de clown qu’elle ne pouvait plus enlever, mais qu’elle essayait de se justifier péniblement à elle-même.

Ses pendules, son réveille-matin s’étaient détraqués ; elle vivait désormais suspendue dans un malaise sans âge.

Au dehors, le temps passait. Et un beau jour, Pissenlette s’aperçut que les autres pissenlits subissaient une drôle de transformation. Leur capitule se refermait sur lui-même comme pour s’enfermer dans un cocon vert.
Malgré ses tissus déformés, Pissenlette senti ses propres feuilles vertes se redresser et se mettre à l’envelopper tout entière. Le mouvement était irrépressible, aucun moyen d’y échapper. Ça alors ! v’là-t ’y pas…  elle n’avait pas fini sa pensée que la parole lui fut coupée. Elle capitula.

Longtemps, elle resta enfermée dans un cloitre, retraite salutaire puisqu’elle n’avait plus à se voir dans la glace ni dans le regard des autres. Longtemps, longtemps, elle se senti en paix.

Jusqu’au jour où, telle la chrysalide du papillon, l’enveloppe verte s’ouvrit et dévoila à Pissenlette sa nouvelle apparence.

Surprise ! Elle avait maintenant une grosse touffe de cheveux blancs. Tous les autres pissenlits semblaient sortir de chez le même coiffeur avec cette tignasse blanc-platine mousseuse, qui faisait tout-de-même genre, il fallait le reconnaitre. Mais ce ne l’intéressait plus, Pissenlette, ces histoires de coiffures, d’apparences. Elle s’en fichait. Ce qu’elle sentait, c’était une forme de sagesse qui s’était formée en graines dans sa tête.

Un jour, une petite fille passait par là. Elle cueilli Pissenlette par la tige et souffla sur sa tête de sa petite bouche ronde en faisant un souhait.  

Pissenlette senti ses graines de sagesse se disperser aux quatre vents, et perdit connaissance, mais avec reconnaissance, juste après avoir pensé que c’était bien comme ça, après tout.

 *  *  *


Cette fable a été composée pour l’Agenda Ironique de Mars, qui se cultive ce mois-ci chez Isabelle-Marie d’Angèle . Il fallait :

J’ajoute un lien magique :

ACTE X -LE MARCHEUR DU VAL-DE-GRACE

A quoi pense Gabriel pendant son trajet entre le Val-de-Grâce où il travaille, et son foyer, rue Pascal ? Que voit-il, mon grand-père que je n’ai jamais connu ?

Ce n’est pas une longue distance, juste une dizaine de minutes.

Il a le choix de l’itinéraire, selon l’humeur du jour. On peut passer par la rue St. Hippolyte, laide et venteuse, ou la rue Claude Bernard.
Je parie qu’il préférait cette dernière, continuant sur la rue de l’Arbalète, la rue des Lyonnais, le Blvd de Port Royal, puis la fameuse St. Hippolyte à nouveau.

S’il veut l’éviter à tout prix, la rue St. Hippolyte, il peut toujours continuer la rue Claude Bernard et tourner au coin de la rue Pascal. Deux tronçons, angles droits. Moins de rebondissements et de détails sûrement. Moins de dentelles d’architecture, d’ombre et de lumière, de coins et de recoins avec leurs odeurs de pisse. Plus de devantures de magasins. Autant de crottes de chien.

A quoi pense-t-il pendant son trajet quotidien ? au ressac des flots au large des mers d’Islande ? A la rude traversée de l’Allemagne ?

On est 1945, la guerre est finie.  Pense-t-il au jour au jour où il est arrivé rue Pascal ?
Il s’est passé des choses depuis.

Il y avait déjà deux petits gars, mais le plus âgé est parti vivre chez sa grand-mère pour faire un peu de place.

Pense-t-il à sa femme ? Pense-t-il à leur bambin de deux ans qu’il va retrouver chez lui ?

Pas facile d’être père, le sien, il ne l’a pas connu. Les enfants, d’ailleurs, c’est surtout l’affaire des mères. Lui, Gabriel, avec son passé d’orphelin, de Rouletabille, il ne s’est pas gêné pour continuer le combat, celui de la résistance locale. Il serait même reparti faire des siennes dans sa Bretagne natale, selon certains. Histoire de ne pas se faire attraper à nouveau.

C’est peut-être à ça qu’il pense.

Quand on a été bourlingueur, fugitif, qu’on n’a connu qu’une vie de danger et de survie, on a du mal à se faire à la paix des logis, à la veillée des chaumières.  Il y a trop de pensées, de flashbacks. Trop d’énergie inutilisée, les sens constamment en alerte, aiguisés à prévenir l’attaque, à vaincre l’ennemi, ou même juste à faire face aux éléments, la faim, la soif.
La soif, parlons-en.

A la fin de la guerre, il a mis ses talents à bon usage. Il a trouvé du travail à l’hôpital du Val-de-Grâce, comme plombier, chauffagiste.

Les années ont passé, en temps de paix. Après son fils, nait une petite fille. Nous sommes maintenant en 1947.

Ce qu’il ne sait pas, Gabriel, c’est que les dix-sept années à venir sont les seules qui lui restent. Il va falloir les vivre en paix. Il va falloir se faire à l’idée que la France va se remettre, assez vite même.

Il va lui falloir composer avec ses souvenirs, ses traumatismes, ses blessures. Comme beaucoup d’hommes. Ça et vivre une vie tranquille à laquelle il n’a pas été préparé.

Dans les bus, il y a des places pour les invalides. Il y a plein de blague sur les manchots, les culs de jatte. Ça veut encore dire quelque chose.

Ce dont on parle moins, ce sont des blessures à l’âme. Mais personne n’est à l’abri de celles-ci, même en temps de paix.
Alors il y a un problème, celui de la boisson et de ses méfaits qui commencent à prendre le dessus.


Photo : Robert Doisneau – Boules de neige au Pont des Arts – PARIS – 1945

ACTE IX – LE FUGITIF DE LA RUE VAVIN

Nous sommes en 1942 sous l’occupation allemande.
Gabriel vient d’arriver à Paris, après sa fuite du camp de Haute Silésie. Il s’est réfugié chez sa sœur, dans une petite rue de Paris, pas loin d’une petite boutique de repassage.

Je dis petite rue parce qu’il ne s’agit pas des grands boulevards, mais d’une de ces petites rues dans l’ombre desquelles il est facile de se cacher. Et une petite boutique parce le commerce consiste en une ou deux pièces où une ou deux ouvrières pressent le linge derrière le comptoir.

C’est important, cette boutique de repassage. Ce n’est pas une blanchisserie exactement, on y repasse seulement le linge. Nous sommes toujours pendant la guerre, et qui sont les clients ? sûrement les plus fortunés. Ça se trouve rue Vavin, dans le 6e. Pour situer, la rue débute en face d’une entrée du jardin du Luxembourg et se termine boulevard du Montparnasse. C’est le quartier Notre Dame des Champs.

Il se trouve qu’Ambroisine visite ce commerce. Elle entend les ouvrières, ou bien même la patronne, qui s’appelle Rose, parler des rafles des juifs, et des résistants qui se risquent à cacher des âmes. Ambroisine, sent qu’elle ne va pas pouvoir abriter Gabriel pendant longtemps. Même s’il n’est pas juif, il est tout de même prisonnier de guerre évadé.

Mise en confiance par le discours des femmes de la boutique, elle s’enhardit à parler du fugitif. Est-ce qu’une d’elles pourrait le cacher ? Rose propose à Ambroisine de l’envoyer chez sa propre fille, Henriette, qui travaille aussi à la boutique.
A moins que ce soit Henriette qui se soit proposée d’elle-même.

Henriette habite à 25 minutes à pied de la rue Vavin, au 35 rue Pascal.

Le jour arrive où les menaces le forcent à décamper – on entend de plus en plus parler de rafles, d’arrestations, de dénonciations. Il faut faire vite. Il sort de sa cachette et descend dans la rue pour faire son chemin, ni vu ni connu, par les rues où grouillent les soldats.

Arrivé à l’adresse, il se rend compte qu’il ne connait ni l’étage ni l’appartement.  Pas de téléphone portable à l’époque. Il n’y a pas d’autre solution que de frapper aux portes. Il tente sa chance. « Je cherche une locataire du nom d’Henriette. »
La persistance le récompense, il frappe finalement à la bonne porte.

De quoi a-t-il l’air, à 34 ans, après sa vie héroïque ? Comme les héros des jeux vidéo de nos jours, il a abattu des obstacles à répétition, et s’est relevé toujours, pour continuer la bataille.

Il est douteux qu’il porte un uniforme. Est-il rasé ou porte-il une barbe de trois jours ?
La jeune femme qui lui ouvre la porte n’a qu’un an de moins que lui. Divorcée, elle vit avec ses deux fils d’une dizaine d’années. Elle l’invite en vérifiant autour d’elle qu’il n’y a pas eu de témoins.

La porte se referme.  

*  *  *

Illustration: vue de la rue Vavin de nos jours

LES CAROTTES

LES CAROTTES

Lundi, je devais écrire un poème sur les carottes
Comme je n’avais chez moi ni sujet ni carottes
Je ne pouvais simplement pas les couper en dés
Les carottes et les poèmes vous font-ils peur ?

Mardi – j’ai trouvé une ancienne carotte
Qui chantait la complainte des légumes
Oubliés dans le fond du frigo
J’ai délivré la sorcière, triste, grise et poilue.

Mercredi, j’ai versé dans ma tasse un nuage
De lait (je lisais un roman anglais.)
Quel tapage dans ma tête ! Des carottes ! Des carottes !
De carottes toujours point. Choux de Bruxelles on a.

Jeudi – j’ai fait un mirepoix. Ajouté du bouillon
De vibrantes carottes de jardin, une patate douce
Une pomme de terre dorée, et encore des carottes,
Les crucifères en fleur, et étrangers. Pas de dindon.

Vendredi – j’ai ajouté des petit-pois, quelques lentilles,
De l’origan.  J’ai réchauffé le tout. J’ai attendu
L’inspiration n’est pas venue. Les carottes sont cuites !
Pourquoi pensez-vous que les poèmes sont faciles ?

Samedi – j’ai réchauffé à nouveau la soupe.
J’en mangerais tous les jours ! Mais où est le poème ?
Quel tapage dans ma tête. J’ai cherché un bouquin –
De rimes, de vers, de cantiques, d’incantations j’ai saupoudré

Dimanche – les mots et les idées étaient bien absorbés,
Dans les légumes fondus, relevés d’ail, d’oignon et d‘origan.
Dans le bouillon sans dindon, tous les morceaux de la même taille.
J’y ai cherché avec ma louche, une structure à déclamer.

« C’est bien goûteux ! »  « j’en reprendrais ! »
Y’a les carottes – mais toujours pas de poème.


Bonus:

Louanges pour Les carottes :

« Maintenant, tu me fais me demander si les pommes de terre sont colorées ! »

– Enid Kibbler

“‘Carottes’ est un sujet trop négligé dans la poésie moderne. Je suis tellement content que Victor Hugotte ait choisi de s’y attaquer.”

– Zob Gloop

“J’adore les poèmes qui prient le lecteur d’apporter quelque chose sur la table. Victor Hugotte a apporté des carottes et j’ai apporté des chatons. Cela a fait une lecture assez étrange, en toute honnêteté.”

– Le conte quotidien


Ceci est ma proposition pour l’Agenda ironique de février selon les consignes de Carnets Paresseux qui voulait des légumes, des jours de la semaine, quatre mots imposés (nuage, tapage, dindon, bouillon) et une image à colorier d’Elena Pavlona Guertick.

llustration : Elena Pavlona Guertick,  Images à colorier : des légumes, Flammarion, 1935 Gallica/BnF

Mon grand-père vs. Olivier Messiaen

Faisons une interruption dans la narration de la vie de mon ancêtre, et posons-nous une question : quel est le point commun entre mon grand-père et Olivier Messiaen ?
A part la cravate, à première vue, aucun.
Or, si vous m’avez bien suivie, vous en connaissez un, de point commun.
Ils sont nés la même année, 1908.
L’autre, et je le découvre plus tard, c’est qu’ils se font faire prisonnier par les nazis et se retrouvent dans des camps de Haute Silésie. De là à savoir s’il s’agit d’un seul et même camp, je ne sais pas et ne le saurai jamais.

Je sais que cette comparaison de vies saugrenue n’est pas charitable pour mon aïeul. Mais les destins me fascinent. Je considère ceci comme une étude scientifique.

Donc les nouveau-nés voient le jour en l’an 1908. Gabriel au mois de Mars et Olivier au mois de Décembre.
A priori, si les hommes naissent égaux, ces deux bébés le sont.

C’est là que les choses divergent. Olivier est le premier enfant d’un professeur d’anglais et intellectuel Catholique, et d’une mère poétesse nommée Cécile Sauvage. Il est très tôt influencé par les poèmes de sa mère, et l’œuvre de Shakespeare, que traduit son père.

Gabriel lui, est l’enfant numéro dix ou onze d’un ouvrier et d’une femme au foyer issus de la campagne agricole bretonne.

En 1914 alors que Gabriel vient de perdre son père, celui d’Olivier est mobilisé et la mère emmène ses deux jeunes fils à Grenoble pour vivre avec leur oncle. Le jeune Olivier Messiaen s’amuse à mettre en scène Shakespeare devant son petit frère. Il acquiert une foi catholique qui ne le quittera plus.

Quelle est la foi du petit Gabriel ? avec une sœur portant le nom féminisé de Saint Ambroise, on pourrait penser que ses parents étaient catholiques. Surtout si on considère que la Bretagne est, en général, catholique. A quoi joue-t-il avec sa sœur Louise de deux ans son ainée, ou son frère Louis ? Ont-ils entendu parler de Shakespeare ?

Olivier commence ses leçons de piano, après avoir fait l’apprentissage de l’instrument en autodidacte. Il avait donc accès à un piano.
En 1918, son père revient de la guerre, et la famille déménage pour Nantes (on se rapproche de la bretagne.) Le jeune Olivier, âgé de dix ans, continue néanmoins à suivre des cours de musique. Son professeur d’harmonie lui fournit la partition de l’opéra Pelléas et Mélisande de Debussy, qui est pour Messiaen une révélation. L’année suivante, son père obtient un poste de professeur au lycée Charlemagne à Paris, et la famille déménage à nouveau.

Pendant que Gabriel devient complètement orphelin a onze ans, le père d’Olivier devient professeur au lycée Charlemagne à Paris. Le petit garçon entre au Conservatoire national de musique et de déclamation à Paris, pour étudier le piano et les percussions, l’improvisation, l’orgue, la composition et l’orchestration.

Gabriel, lui, reste dans la petite ville bretonne de Guingamp, jusqu’à ce que l’aventure l’appelle à se présenter comme apprenti mousse.

Olivier effectue de brillantes études. En 1924, à l’âge de 15 ans, il obtient un second prix d’harmonie.

A 15 ans, Gabriel, qui a laissé tomber les goélettes et l’Islande, fait une formation sur les chantiers.

A 18 ans, en parallèle, les deux garçons perdent un être cher : Gabriel son frère ainé, Albert ; et Olivier sa mère.

A 24 ans, Olivier se marie avec Claire Justine Delboos.
La vie de Gabriel n’est pas documentée, mais on ne parle pas mariage.

En 1939, sans se connaitre, Gabriel et Olivier Messiaen sont mobilisés par l’armée française, puis se font prendre par les Nazis.
Sans se connaitre (mais ce n’est pas vérifié), les deux passent plusieurs mois en Haute Silésie. Olivier se retrouve dans le stalag VIII-A à Görlitz, avant d’être libéré en mars 1941.  Il compose durant sa réclusion son Quatuor pour la fin du Temps. La première est donnée dans le camp le 15 janvier 1941 par un groupe de musiciens prisonniers.

Gabriel, de son côté, comme nous l’avons vu, ne cherche qu’à s’évader. Il y réussi et retourne à Paris.

Que se passe-t’il par la suite ?

Après la guerre, Olivier Messiaen qui a enseigné à l’École normale de musique de Paris et à la Schola Cantorum et à la même époque participe à la fondation du groupe Jeune France. Il rencontre et travaille avec une jeune femme qu’il épousera plus tard, Yvonne Loriod.

Sans vouloir empiéter sur les chapitres à venir, nous savons déjà que Gabriel s’éteint à cinquante-six ans, alors qu’Olivier voyage, se produit comme pianiste avec Yvonne Loriod, et enseigne dans divers pays : Argentine, Bulgarie, Canada, États-Unis, Finlande, Hongrie, Italie, Japon.

Il meurt à quatre-vingt-trois ans.

Deux vies, deux destins, qui par moment semblent se rapprocher dans le temps et l’espace.
Deux coupes très différentes, mais également pleines.

Ce que j’en déduit : rare sont ceux qui cumulent les gènes, le talent, la chance de devenir un grand compositeur. Il y a de quoi s’émerveiller devant le jeu de hasard d’une naissance, son hérédité et son milieu, puis les événements de la vie qui font le reste. Mon étude prenant fin, nous allons reprendre le récit.

ACTE VIII – L’AVENTURE BAT SON PLEIN

En septembre 1939, toujours rien sur la chronologie de mon grand-père, mais la date évoque quelque chose. Toutes les chronologies des Français de cette génération portent les mêmes évènements marquants.
Cette génération qui a vécu la première guerre mondiale, la grippe espagnole, puis une crise économique qui monte, va maintenant se coltiner une deuxième guerre mondiale. Comme s’ils en avaient besoin.

Nous avions laissé Gabriel, à peine sorti de l’adolescence, sur les chantiers de construction à réparer les dégâts de la première guerre. Lui-même aurait eu à réparer une enfance rude – de nos jours on lui aurait assigné une bon(ne) thérapeute (quid de la mort de ses parents, de ses frères et sœurs, la grippe espagnole, la guerre). mais on est bien loin, à l’époque, des préoccupations de bien-être psychologiques actuelles. Et puis tout le monde était dans le même sac.

Donc si on avait cru à un répit pour le petit gars, il ne dure pas longtemps. A la fleur de l’âge, juste 32 ans, Gabriel est recruté par l’armée, pour la seconde guerre mondiale.

S’ensuivent huit mois de “drôle de guerre”, une période sans combat. A partir du 10 mai 1940, avec une “guerre-éclair”, les forces allemandes s’emparent de la Belgique, du Luxembourg et des Pays-Bas, puis s’attaquent à la France.

Comme il n’a pas froid aux yeux et qu’il est courageux, comme on l’a vu, le jeune breton se sent peut-être dans son élément. L’armée, il connait : la marine avec son frère Albert (au vu d’une photo en costume avec béret marqué à l’insigne certaine), puis les bateaux de pêche.
Mais il se retrouve dans l’armée de terre.

Selon mes sources aussi sures que secrètes, cinq millions d’hommes sont mobilisés, dont la moitié seulement est combattante : 2 274 000 hommes aux armées, 2 224 000 hommes à l’intérieur, dont 700 000 servent de main-d’œuvre à l’industrie (affectés spéciaux), 300 000 restent à l’instruction, 250 000 restent chez eux pour les besoins de l’agriculture, 650 000 sont affectés aux services et 150 000 à des postes divers. La mobilisation se passera sans heurts ; les hommes sont plutôt résignés ; il n’y aura que 3 700 réfractaires. Au cours de la période suivante, la drôle de guerre, les désertions sont restées peu nombreuses.

Mais, rebondissement inattendu, les combats à peine commencés, Gabriel est fait prisonnier.

Comment est-ce possible ? La légende est qu’avec un camarade, ils se servaient d’une mitrailleuse sensée bloquer une route par laquelle les avant-gardes allemandes devaient passer. Mais coup du sort, cette mitrailleuse Hotchkiss s’enraye après quelques tirs.

Pourquoi ? les munitions n’étaient pas compatibles.

Où? dans l’Yonne. Pour situer, Auxerre est la plus grande ville de l’Yonne, à deux heures de route au sud-est de Paris.

Avec de nombreux autres prisonniers de guerre, Gabriel est affecté à une ferme en Haute Silésie, une région historique située principalement où se trouve actuellement la Pologne, avec des bouts en Tchécoslovaquie.

Dans ces camps, la majorité des prisonniers étaient utilisés comme main-d’œuvre dans des Arbeitskommandos qui alimentaient comme travailleurs gratuits la région silésienne, ils étaient employés notamment dans l’agriculture et dans les mines.

Mais Gabriel n’allait pas en rester là.

En 1941, il s’évade, tout simplement.

Comment fait-on pour s’évader ? Était-il seul ? accompagné ? A-t-il creusé un tunnel ? Sauté un mur de barbelés ? De toutes les manières, il a dû faire preuve de courage, d’ingéniosité, d’espoir, de ténacité.  Les détails de cette évasion sont évaporés à jamais.
Sur un site, je lis des histoires. Dans une d’elle, les « fermiers » sont assez libres pour se procurer des cartes des environs. Quand on arrive à se faufiler au dehors, il faut survivre au retour, à la marche, sans argent, sans nourriture, dans la peur d’être retrouvé et puni. Une vie de parano sans la maladie psychologique.

Pour récapituler, au risque de me répéter, après son enfance difficile, la vie sur les bateaux, la mort qui frappe la famille au hasard, avec insistance, Gabriel n’a fait que vivre toujours entre la vie et la mort. Il n’a jamais vécu la paix. La lutte n’est jamais finie.

Comment sort-on de cette vie de combat-fuite permanent, cette vie sans famille, sans maison, sans repos, sans paix, sans fortune ni espérance de fortune.
A cette époque, pendant ce temps, d’autres hommes ont fait des études, se sont tenus à l’écart des champs de bataille, ont vécu dans le confort physique, en compagnie de leurs familles, ou parmi les leurs. Ils ont lutté pour leurs espoirs, mais dans une sécurité plus ou moins stable.
Gabriel, lui ne connait pas le repos.

Pendant ce temps, sa sœur Ambroisine et son frère Louis, vivent des vies plus posées dans la région parisienne.

Et c’est justement chez Ambroisine, sa sœur, que mon grand-père va se réfugier et se cacher, au terme d’un long périple à travers l’Allemagne puis la France. Les détails manquent. Comment a-t-il trouvé son adresse ? Combien de temps ce voyage lui a-t-il pris ? dans quelles conditions a-t-il pu se cacher des soldats ?

D’ailleurs ce n’est que des « on dit » cette histoire qu’il se cachait chez sa sœur Ambroisine. Les vraies informations ont à jamais disparu.

En 1942, la guerre bat son plein. Gabriel a maintenant 34 ans.

Illustration : Liste officielle … des prisonniers de guerre français : d’après les renseignements fournis par l’autorité militaire allemande : nom, date et lieu de naissance, unité / Centre national d’information sur les prisonniers de guerre – BnF

ACTE VII – L’ENIGME DES ANNEES TRENTE

A 18 ans, on est majeur de nos jours. Pas en 1927 ou on ne devient adulte qu’à 21 ans.
Gabriel, à 18 ans, est symboliquement émancipé quand Albert, l’ainé, meurt à son tour. Celui dont on venait de fêter les noces quatre ans auparavant, disparait dans un stupide accident de travail. Il serait tombé d’un toit. Mais on n’a pas gardé les journaux de l’époque pour en savoir plus. Il n’avait pas eu le temps d’avoir d’enfants.

De la branche de l’arbre, ne restent plus qu’Ambroisine, Louis, et Gabriel.

Louis est marié et connait le succès professionnel dans la menuiserie. Avec sa femme, ils ont eu vingt ans pendant les années folles et en ont bien profité. A Paris, la vie était belle, surtout sans enfants. Ils ont dansé le charleston, lui les cheveux gominés, elle les cheveux crantés, le rose aux joues.

Ambroisine vit aussi à Paris. Pas de mari, pas d’enfants. Pas facile de retrouver ses traces. On dit qu’elle habite à côté d’une boutique de repassage qu’elle visite occasionnellement, et qu’elle s’est un peu liée avec celles qui y travaillent.

Aux années folles succèdent les années 30. On dit que la France est en crise. On parle même de crise mondiale. Qu’est-ce que ça veut dire pour Gabriel ?

La crise économique frappe la France plus tardivement que le reste de l’Europe. Elle y est moins forte mais plus durable.

À la fin de 1930, les productions industrielle et agricole s’effondrent. Le chômage s’installe. Il touche surtout les salariés du secteur privé, les petits patrons, les petits commerçants, les agriculteurs. En 1933, on compte 300 000 chômeurs, et 500 000 en 1935.

Entre 1928 à 1938 après l’étape de la mort de son frère, aucun évènement n’apparait sur le radar de Geneanet.
Que fait le jeune homme ? Ce qui est sûr, c’est qu’il en a fini avec les saisons de pêche à la morue.
De 18 à 28 ans, en général, on apprend des choses, on entame une carrière, on fait une ou des rencontres, on se marie même. Ce qu’il fiche, Gabriel, dans ces domaines ? On ne sait pas.  
Certains disent qu’il travaille sur les chantiers. Il apprend les métiers de maçon, plombier, spécialiste du chauffage, même. Un peu de tout, un peu partout. On a besoin de main d’oeuvre.
Bref, selon les souvenirs collectés auprès de son frère, puis d’autres qui l’ont connu, il travaillait à rebâtir la France.

Dix années de calme. Le temps de reprendre son souffle après une enfance pleine de turbulences. Enfin, on peut respirer un peu. Ce n’est pas trop demander. Après, on verra.

LE CRABE N’A JAMAIS EU BONNE REPUTATION

Pendant que mon ancêtre est en train de chevaucher les terribles vagues du grand large dans sa goélette, direction les morues d’Islande, l’Agenda Ironique me ramène plus près des côtes, avec un casier :

LE CRABE N’A JAMAIS EU BONNE REPUTATION

Le crabe n’a jamais eu bonne réputation
Sur un charmant plateau de Frutti di mare
Dressons ici une liste de ses accusations :

Vert olive, le touriste après dégustation,
Son voyage fini, est loin de se marrer
Le crabe n’a jamais eu bonne réputation

Le gamin aux pieds nus – ouille ! à l’auscultation
S’est fait pincer les doigts de pied dans la marée
Par un crustacé cru visant l’amputation

L’infâme et triste nom d’une grave situation
Le cancer. pour toujours est au crabe amarré
le crabe n’a jamais eu bonne réputation

Le crabby des british, adroite locution
Bien loin des bords de mer aux couleurs chamarrées
Décrit mauvaise humeur ainsi qu’irritation

Malgré cette pinçante et sombre évaluation
Il y a pires menaces, tel le raz-de-marée.
Le crabe n’a jamais eu bonne réputation –
De l’une de leurs pinces j’envisage l’ablation.


Tout ça, c’est la faute à TiniakPour l’agenda ironique de janvier ; il voulait au moins trois mots ou expressions de la liste suivante : Tutti frutti, frutti di mare, marée, dentier,  crabe, crabouille, ouille la la ! amen, aménité, ite missa est. J’ai fait de mon mieux.
Pour ceux que ça intéresse, j’ai utilisé une forme de villanelle, pour la structure, mais passée par les US. Mon inspiration : Elizabeth Bishop, One Art.

ACTE VI – PECHEUR D’ISLANDE

Peut-être que Gabriel n’est pas présent à la mort de sa sœur le 26 Juin 1922, car les campagnes de pêche à la morue en Islande vont de février à août.

Deux ans de suite, à 14 et 15 ans, le petit breton se fait embaucher comme mousse sur les bateaux de pêche. Il a entendu dire que ce n’est pas facile mais qu’on y gagne beaucoup d’argent. 

Si Pierre Loti a publié pécheur d’Islande en 1886, il est possible que Gabriel l’ait lu. Mais est-ce qu’il a même eu son certif ? A l’heure où d’autres enfants vont à l’école, l’orphelin va se frotter à la vie des adultes, et pas n’importe lesquels.

D’habitude, ça se passe comme ça : « Le dimanche, à la sortie de la messe, le capitaine fait publier qu’il a besoin d’hommes pour la campagne d’Islande. Le crieur énumère les avantages de la position : salaires proportionnés au résultat de la pêche, bonne nourriture, vin, eau-de-vie, viande trois fois par semaine, enfin et surtout, avance immédiate d’une somme d’argent de 100 à 200 francs. ! » [1]

« L’engagement est signé, le laboureur est devenu marin, et, comme en définitive toutes les promesses qui lui ont été faites seront scrupuleusement tenues, comme, a moins de circonstances exceptionnellement défavorables, il reviendra au logis en septembre, avec un bénéfice net de 400 à 500 francs, on n’aura pas l’année suivante la peine de l’embaucher de nouveau. Lui-même reviendra spontanément se proposer, amenant avec lui ceux de ses compatriotes que son exemple aura décidés. Du jour où il a accepté l’engagement pour la pèche, il est devenu inscrit maritime. Quelques voyages en Islande feront de lui un bon matelot : puis le moment viendra où, levé pour le service, il sera dirigé sur la division des équipages de la flotte de Cherbourg ou de Brest. Alors commencera son éducation militaire : une campagne à bord d’un bâtiment de l’état achèvera de le former. [ ] Des lors, rompu à la pratique de la vie maritime, comme aux devoirs de la vie militaire, familiarisé avec les privations et les dangers, il montrera, le cas échéant, l’esprit de discipline, la bravoure, toutes les vertus guerrières dont notre armée de mer a donné tant de preuves, et ce laboureur, ce pécheur de morues, saura se transformer à l’appel de la patrie en héroïque soldat. » [1]

Détails de la vie des pécheurs, glanés au même endroit, et qui semblent authentiques :
« Dans le réduit étroit et malpropre, situe à l’arrière du navire, que l’on appelle la chambre, se trouvent trois ou quatre couchettes superposées, sorte de tiroirs dans la muraille intérieure du navire, dont l’un est la propriété exclusive du capitaine. C’est le privilège de celui-ci de posséder à lui seul son propre lit. Les hommes étant répartis en trois séries ou bordées dont l’une repose, tandis que les deux autres sont à la pèche, les couchettes disponibles de la chambre et celles que contient à l’avant du navire le poste de l’équipage sont alternativement occupées par trois propriétaires successifs, dormant sur le même matelas, qui constitue avec quelques couvertures de laine tout le matériel de couchage. Lorsque, après six heures passées sur le pont, sans abri contre le vent, la pluie ou la neige, inondé par les coups de mer, manœuvrant continuellement sa ligne alourdie par le poisson et par un plomb de 4 kilogrammes, l’homme redescend transi de froid, extenué de fatigue, il se jette tout habillé et tout botté sur ce matelas mince et humide, et, si dure que soit la couche, le sommeil ne s’y fait pas longtemps attendre. »[2]

Les conditions de vie en 1922 se sont probablement améliorées depuis l’article de George Aragon publié en 1873 : Les côtes d’Islande et la pêche de la morue.
Je glane ici et là : « la pêche dure jusqu’à ce que le navire ait employé tout son sel. » ou « les pêcheurs sont absolument indifférents à tout ce qui pourrait rappeler, je ne dirai pas l’élégance, mais la propreté la plus élémentaire. [  ] costumes hétéroclites, faits de pièces et de morceaux disparates, assortis au gré du hasard, goudronnes, graisseux, formant un ensemble déguenillé et minable. [ ] Tous sont couverts, de la tête aux pieds, de tricots, et de caleçons de laine ou de flanelle, par-dessus lesquels se portent le pantalon, la vareuse de gros drap et la capote imperméable de toile cirée. Un japon de grosse toile, retenu a la ceinture par une corde et descendant au-dessous du genou, préserve de l’eau les jambes enfermées dans de gros bas de laine et dans des bottes imperméables. [Le plus souvent ces vêtements, revêtus au début de la campagne, font partie intégrante du pêcheur jusqu’à la rentrée du navire en France, car les heures accordées au repos sont trop courtes pour qu’on soit tente de les abréger, même des quelques minutes nécessaires à une modification quelconque du costume. »

Outre le voyage, l’aventure, les nouveaux paysages, le vent dans les voiles, le soleil et le sel, quelle est la vie pour le petit mousse ? Voilà notre orphelin qui se lance dans une vie qui n’a rien de confortable. Pourquoi ce choix ? pour le pécule certain. Pour l’aventure aussi, probablement. Gabriel n’est pas un doux rêveur, ou s’il l’est, il le cache bien sous une énergie physique de dur à cuire. Il aime prendre des risques, l’aventure entre la vie et la mort.
La vie et la mort, il connait bien.

« Bien qu’averti à l’avance, j’ai été étonné en arrivant à Paimpol du grand nombre de gens pris de boisson qu’on y rencontre [….] j’ai acquis la conviction que le régime que suivent à la mer les pêcheurs a contribué pour une large part à l’établissement de ces déplorables habitudes. Il va sans dire que tout le liquide qu’on leur donne est absorbé, l’eau-de-vie de préférence. Aussi la grande majorité des marins sont-ils alcooliques. En Islande, à certains pêcheurs, les 0 litre 25 qui leur reviennent chaque jour ne suffisent pas… Les capitaines eux-mêmes ne sont pas en général à l’abri de ce vice et la rumeur publique affirme que plus d’un sinistre de ces dernières années n’a pas d’autre cause que l’ivresse… »

— Jean-Marie Leissen, rapport du 10 février 1894

« De longues années sont nécessaires pour que la quantité d’alcool embarquée sur les navires diminue et parvienne à des proportions plus raisonnables (4 cl par jour d’eau de vie en 1907 au lieu de 20 cl auparavant, auquel il faut ajouter le vin et le cidre). Mais la qualité reste la même et les marins doivent se contenter du mauvais alcool à bas prix fourni par les armateurs. »[3]

Est-ce que c’est sur ces bateaux qu’il apprend à boire ? Il est très probable qu’il commence à prendre de mauvaises habitudes.

Illustration : Histoire de Guingamp en cartes postales :https://www.letelegramme.fr/abonnements/num/web4/connexion


[1] Conditions de vie des pêcheurs d’Islande entre 1850 et 1935 — Wikipédia (wikipedia.org)

[2] Idem

[3] https://fr.wikisource.org/wiki/Les_C%C3%B4tes_d%E2%80%99Islande_et_la_p%C3%AAche_de_la_morue