Haricots verts – #1/20
Je fus un bébé facile, sans problèmes.
Jusqu’au jour où j’ai reçu le vaccin de la variole et que mon corps s’est couvert de bubons suintants de liquides jaunes et verts. Ma mère me raconte qu’elle devait m’emmener à l’hôpital tous les jours pour le traitement. A cause de ça, si je comprends bien, je ne devais pas boire de lait. Donc j’étais nourrie de bouillons de légumes et de fruits. De là date sûrement mon aversion au lait. Le goût et la texture me donnent la nausée. A part ce problème, je suis fière d’avoir survécu à la variole.
Je suis née à Paris dans le 12e arrondissement, et le lait à Paris en 1966 se trouvait dans des bouteilles en plastique. Mais en été nous allions, mon père, ma mère, mon frère et moi, passer les vacances chez mes grands-parents en Bretagne. Certains jours ma grand-mère sortait de l’établi un bidon lourd et bruyant pour chercher du lait à la ferme avoisinante. Je me souviens de l’épaisseur de la boue, le bruit épais des mouches, celui des beuglements, l’odeur forte des bouses de vache, du lait caillé, des autres animaux, tout un monde visqueux et violent dans son attaque sensorielle. Et ce lait qui sentait la paille et l’animal me dégoutait encore plus, il me semblait aussi fort en goût et en odeur que le vin ou le vomis.
Ma grand-mère bougeait tout le temps. Elle allait de la bassine de torchons qui trempaient dehors à côté d’un savon de Marseille, et qu’elle mettait ensuite à sécher sur les buissons devant, au jardin du haut ou elle s’afférait à nourrir les poulets. Ou bien elle s’en allait ou revenait du village ou elle faisait ses courses tous les matins. Entre temps, elle vaquait aux repas, épluchait, rinçait, coupait ou équeutait sans relâche.
Je ne la revois pas beaucoup assise. Sauf certains après-midis dont le souvenir m’a souvent laissée perplexe, je nous revois assis autour de la table de la cuisine, ma grand-mère, mon frère, ma mère et mon grand-père, non pas pour jouer à des jeux de société ni partager un repas, mais devant une pile de haricots verts. Comme si elle n’était pas assez occupée, ma grand-mère faisait comme beaucoup d’habitants du village qui équeutaient en famille des sacs de haricots vers pour les usines de conserves locales. Je ne sais pas si elle avait besoin de l’argent, car mon grand-père avait un bon travail à l’usine des forges. Elle le faisait pour le plaisir.
« Tsk Tsk, » me disait-elle en hochant la tête d’un air désapprobateur, « regarde, tu prends une poignée dans ta main, et tu casse les bouts d’un coup sec, tout un côté, puis tu tournes le poignet et tu fais la même chose de l’autre côté. » Les bouts pointus tombaient de sa main à la vitesse de l’éclair. J’allais à mon propre rythme d’escargot. Elle y mettait la même diligence et la même précision qu’elle avait dû mettre à faire de la dentelle quand elle était jeune. Et la même réprobation qu’elle montrait quand j’essayais de ranger les couteaux et fourchettes dans le tiroir de la cuisine après la vaisselle, ou quand je laissais des chaussures dans ma chambre.
Quant aux haricots verts, ils réapparaissaient à un repas du dimanche, avec ma grand-mère aux fourneaux. Le menu traditionnel ne changeait pas beaucoup, toujours un rôti, gigot d’agneau ou rôti de bœuf ; des pommes de terre frites (coupées en carrés, pas des bâtonnets) et des haricots verts, entassés dans un grand plat de service après avoir été bouillis, puis sautés dans du beurre. Il y avait souvent un demi-melon de Cavaillon (comme elle aimait à le préciser) dans nos assiettes pour l’entrée, ou une assiette de charcuteries locales. Une bonne partie de la conversation tournait alors sur la qualité des aliments, leur provenance générale, l’endroit où ils avaient été achetés ainsi qu’une avalanche de commentaires orbitant autour de chacun de ces sujets. Bien sûr, après ce premier plat, nos appétits d’enfants étaient déjà satisfaits, et le reste du repas, y compris les haricots verts, ainsi que les commentaires qui leurs étaient dû, était perdu pour nous. Il y avait toujours cependant un regain d’intérêt à la vue des pâtisseries achetées dans la meilleure pâtisserie du moment, et le choix était difficile entre la religieuse luisante de glaçage, l’éclair au chocolat ou au café, l’épais mille-feuille, la tartelette aux amandes, la tartelette aux fruits et les autres possibles.
Une des histoires de guerre de ma grand-mère était qu’elle allait parfois voler des choux dans les champs au milieu des restrictions et des rationnements. Elle et ses amies les cachaient sous leurs robes pour ne pas se faire attraper par les fermiers ou les allemands. Et je me disais que les privations avaient été telles pendant cette guerre, ou même un chou semblait digne de vol, qu’elles avaient à tout jamais focalisé la pensée de ma grand-mère sur la nourriture.
J’ai toujours eu du mal à savoir si ces haricots verts du dimanche étaient frais ou en conserve, soit parce que les haricots frais étaient généralement légèrement trop cuits, soit parce que les haricots en conserve étaient de très bonne qualité. Longs, fins et d’un vert foncé, ils avaient un goût frais, presque mentholé et une légère fermeté. Les grains intérieurs étaient à peine perceptibles.
Après avoir déménagé à Nantes, de Paris, ma mère avait enfin un jardin, quoique contenu entre trois murs de ciment, et pouvait renouer avec la nature. Elle acheta des poules pondeuses qui logeaient sous l’escalier du jardin et qu’elle baptisa Yolande et Miranda. Elle planta des capucines le long des murs. Elle expérimenta avec des radis, des carottes et enfin des haricots verts. Ils poussaient le mieux au fond du jardin, à l’ombre des murs de ciment gris. Les chauds après-midis d’été, ma mère fermait les volets des fenêtres de la cuisine pour empêcher les rayons du soleil d’entrer. Mon frère et moi passions paresseusement les longues et chaudes journées de vacances à lire ou à jouer dans le jardin, à nous arroser au tuyau ou à faire des puzzles. Vers cinq heures, ma mère nous demandait de cueillir des haricots pour le dîner et nous y allions. La récolte était étonnamment abondante, compte tenu du sol rocailleux dont nous avions hérité, si abondante que mon frère et moi avions du mal à rattraper la production. Quelques heures plus tard, à l’heure du dîner, notre récolte fraîche était sur le feu, remplissant une large poêle. Après avoir cassé les bouts et tiré les fils, ma mère les avait fait bouillir, ajoutant quelques carottes et pommes de terre, puis les faisait sauter dans du beurre avec une touche d’ail frais. J’adorais ces haricots verts. Nous enfournions des fourchettes entières de brins tendres et minces, certains légèrement caramélisées, avec la touche sucrée de tendres carottes. Ils avaient le goût de l’été.
Mes premières années aux États-Unis, j’ai découvert entre autres une nouvelle culture culinaire. Au premier dîner de Thanksgiving chez les parents de mon petit ami dans le Massachusetts, il y avait une dinde rôtie et une sauce aux canneberges, quelque chose qui s’appelait coleslaw (choux râpé et mayonnaise), des petits pains, puis un plat de légumes cuits à la vapeur. Ces carottes et navets cuits à la vapeur m’évoquaient régime et nourriture d’hôpital – je soupçonnais ma belle-mère, qui était infirmière, d’avoir le motif caché de nous mettre au régime. J’ai réalisé plus tard que ce qui allait devenir ma belle-mère servait toujours les légumes cuits à la vapeur, motif caché ou non, et nus. Dans mon enfance, le chou-fleur avait toujours été recouvert de sauce béchamel, puis cuit au four, les carottes sautées, les endives roulées dans une tranche de jambon et ensevelies dans une sauce au fromage. Les choux de Bruxelles étaient braisés, tout comme le chou, parfumé aux saucisses fumées et accompagnés de pommes de terre. Aucun légume n’était jamais servi à la vapeur. Plus tard, quand j’ai eu des enfants, j’ai compris le grand gouffre culturel. Les légumes dans mon nouveau pays étaient trop souvent considérés comme une partie nécessaire mais peu attrayante d’une alimentation saine. Personne ne les aimait vraiment parce personne ne savait comment, ou n’avait le temps, de leur donner une chance, de les cuisiner et de les servir correctement. J’ai aussi compris ma chance d’avoir eu une mère au foyer (temporairement) avec un amour de la nourriture et un dévouement total à sa famille. Je n’ai pas hérité du pouce vert de ma mère, ni de l’intérêt de ma grand-mère pour le travail manuel minutieux. Et je travaille à temps plein depuis de nombreuses années. Ces jours-ci, j’achète au supermarché des petits sacs de haricots verts déjà coupés. Ils sont d’un joli vert, mais ce ne sont pas les haricots verts fins de mon enfance. Je les cuis à la vapeur et je les aime comme ça – je suis devenu américaine. À chaque fois cependant, je pense à ceux qui ont dû casser les bouts.
* * *
Voici le premier d’une série d’articles sur des souvenirs culinaires d’enfance – pour certains articles j’ajouterai des recettes (petits veinards), mais pas pour tous. Le but est de transmettre quelques souvenirs à mes enfants qui sont nés et grandissent aux Etats-Uuis.
une jolie série qui démarre !
Tes haricots verts avaient surtout le goût de l’enfance, ce goût inimitable dont on est seuls à se souvenir des décennies plus tard
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Merci Gibulene. Un registre que je trouve toujours interessant chez les autres.
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Merci! My French is just barely sufficient to read this, but things are coming back!
Bettina
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Merci Bettina.
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Ah ! Toi aussi ! Moi aussi ! Légumes à la vapeur sans assaisonnement, peut-être un tout petit bout de beurre quand j’ai le courage d’aller au frigo (!) – la vie anglaise me fait avaler sans ciller des fadeurs qui m’horrifiaient au début.
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A la vapeur, ou plutôt bouillis, et même au micro-onde.
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Et oui! J’en suis aussi maintenant! 😀
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J’aime beaucoup ton texte et j’ai essayé de commenter pour dire mon expérience similaire en Angleterre mais mes commentaires semblent disparaître. Pas grave !
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Je crois qu’il y a un délai avant que le commentaire apparaisse. Donc je les ai tous, je crois. Contente de partager cette expérience avec toi!
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Zut, mon commentaire principal a disparu et ne reste que l’addendum meme pas placé au bon endroit…
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