Dossier Haricots Verts
Canard à l’orange – #2/20
Tout premier souvenir : prisonnière d’un lit a barreaux chez la dame à l’étage au-dessus dans notre immeuble, je contemple les rayons de soleil qui filtrent à travers les barreaux du berceau. Mme Sylvie (comme nous l’appelons) me garde pendant que ma mère est au travail. Elle me fait avaler des assiettes de bananes écrasées avec du miel, ou de purée de sardines à l’huile. Plus tard dans la journée, perchée sur un de ses bras, je la regarde préparer une salade niçoise pour elle-même au comptoir de la cuisine (l’âcreté des anchois, l’odeur du thon, la noirceur des olives, la fétidité de l’œuf dur, la moiteur des tomates, le piquant de l’oignon).
Deuxième souvenir : je rampe dans un long couloir dans la direction de la cuisine quand je me rends compte que je suis maintenant capable de m’habiller par moi-même. C’est une prise de conscience que je suis sur un chemin pour atteindre l’âge adulte. Le chemin, comme le couloir peint d’un brun foncé brillant, me semble interminable, mais je pressens qu’il y a une lumière au bout du tunnel. L’appartement a la forme d’un long os. A une extrémité se trouve la porte de la salle de bain, flanquée de la chambre des parents d’un côté et de la chambre des enfants de l’autre. A l’autre extrémité, le salon d’un côté et la petite cuisine de l’autre.
J’entends mes parents dans la cuisine. Ce doit être un dimanche puisque mon père est à la maison et qu’ils cuisinent. Le soleil abonde à travers la fenêtre, quand j’y arrive.
Cette cuisine devait être minuscule car elle semble déjà petite dans ma mémoire. Le réfrigérateur y prend une grande place. Ma mère et mon père se tiennent au-dessus de la cuisinière, discutant, complotant au-dessus d’une grande cocotte orange en fonte.
Il y a des enjeu – Ma mère s’inquiète : « Est-ce que j’aurais dû enlever la peau du canard ? Est-ce que je le mets maintenant ? » Mon père fait des commentaires assurés. Ils partagent des responsabilités, ma mère soucieuse de suivre les instructions, mon père inexpérimenté dans la cuisine, mais plus audacieux.
Ils ont commencé quelque chose de long et difficile, quelque chose d’ambitieux, la recette du Canard à l’Orange. Au début des années 70, mon père est vendeur dans les clinquantes succursales Citroën de Paris. La France est ensoleillée et sûre, l’économie en plein essor. Mes parents ont emménagé quelques années auparavant dans cet appartement avec deux chambres près du château de Vincennes, grâce au travail de ma mère aux bureaux de la Poste à Paris.
Ils suivent les instructions sur une fiche de recette plastifiée tirée d’un massif livre rouge qui s’ouvre en trois parties et contient des centaines de fiche similaires. Il y a parfois deux recettes sur la carte. Sur celui-ci par exemple, Canard à l’orange partage l’espace avec un Canard en Choucroute.
Ma mère a acheté ce livre de cuisine d’une société de vente par correspondance au travail. L’énorme volume est devenu sa bible et sa référence, à la fois pratique et indestructible, toute éclaboussure accidentelle facilement éliminée d’un coup d’éponge. Puis, grâce au numéro imprimé ils replacent la carte au bon endroit. Je n’ai jamais vu d’autre livre de recettes dans la vie de ma mère, à part les découpes occasionnelles arrachées aux magazines de salle d’attente.
Ils se lancent ici dans la haute cuisine. Ma mère n’a pas grandi en mangeant du Canard à l’orange. Dans son village de Bretagne, on servait de la soupe au chou dans laquelle on faisait tremper des tranches de pain une fois dans l’assiette ; ou du pot-au-feu, ou des crêpes de sarrasin plongée dans du lait ribot, ou plus tard garnies d’une combinaison d’œufs locaux, de jambon et de fromage. Elle a passé son enfance avec son frère à l’ombre des vaches laitières et des pommiers. Comme la plupart de ses amis d’école, elle rêvait de la ville des lumières et a passé les examens de sténographie et de dactylographie qui l’ont menée à un emploi à Paris. Là, elle a loué une chambre avec une amie et la fête a commencé. Elles faisaient les magasins, séchaient leurs jupons dans la baignoire, offraient des chocolats laxatifs à des collègues et piquaient des fous-rires. Sur une photo de l’époque, ma mère pose devant une fenêtre, jeune femme à la mode, cheveux blonds relevés en chignon, menton levé.
Mon père a cinq ans de moins qu’elle, mais il a déjà eu neuf vies. Il a quitté la maison et l’école peu de temps après la mort de son père pour vivre avec son frère et a vécu de petits boulots, comme par exemple vendeur de frites dans une fête foraine. Pendant le service militaire, il a appris la photographie. Plus tard, il trouve un emploi de messager de bureau. Et c’est là qu’il rencontre ma mère, dans le bureau où elle travaillait.
Quand il était célibataire, elle me raconte que mon père se préparait un grand bol de salade avec du riz et des tomates, des légumes en conserve, une boîte de thon, salade qui lui durait une semaine. Maintenant, il ne supporte plus les repas froids. Et ça tombe bien parce que ma mère le sert de pied en cap.
Ce dimanche, ils font équipe dans la petite cuisine parisienne. Ma mère un peu angoissée, ayant peur de mal faire. Par exemple parce qu’elle n’a pas trouvé la bonne liqueur, ne sait pas où l’acheter, ne maîtrise pas la Viande en gelée, dont les directions sont quelque peu vagues: « Mettre la farine avec 50g de beurre, moudre le foie de poulet avec le zeste d’orange. Mélanger ce beurre manié avec la sauce, puis le zeste et la pâte de foie. Porter à ébullition. Vérifier le goût. La saveur d’orange doit être très claire. Si ce n’est pas le cas, ajoutez un peu de Curaçao. Passez. Verser dans la soucoupe. »
Il me semble qu’ils y passent des heures de travail intense, de calculs minutieux et stratégiques. Parfois, le ton monte, on sent la tension. Mais finalement, la chose est enfin faite. Le canard repose dans sa concoction orange, le chef d’œuvre achevé. La table est mise dans la salle à manger, dont le look correspond aux ambitions de mon père. Avec son nouveau salaire, il a investi dans des meubles avant-garde, une table ronde en marbre avec ses chaises blanches tulipes, recréant à la maison les styles modernes qu’il admirait dans les bureaux exécutifs.
Tout au long de leur vie ils ont travaillé ensemble à d’épiques recettes du livre rouge. Au fil des ans, le fruit de leurs efforts donnera un brochet au beurre blanc, le Poulet Joséphine, et surtout le Christmas Pudding (à venir plus tard). Le reste du temps cependant, ma mère cuisinait ce qu’elle aimait. Pas de la Haute Cuisine. Après avoir composé les menus hebdomadaires sur des carnets à spirale, elle cherchait les meilleurs ingrédients possibles pour tirer le meilleur parti de son budget de mère au foyer. Adolescente, je me suis rendu compte que certaines de mes copines mangeaient des hot-dogs et de la purée en flocons. Les articles qui suivent témoignent en partie de son talent.
* * *
Hélas, j’ai perdu les recettes que je croyais avoir conservées. Et re-hélas, je ne vais pas pouvoir partager cette recette spécifique du Canard à l’orange. Une recette que je n’ai jamais réalisée de toutes les manières. Enfin, ce n’était qu’un prétexte à présenter mes chers parents dans ce contexte historico-culinaire. Mais je suis certaine que quelque recette doit se trouver sur internet. Bon appétit !
Je revois les fiches en question (ou leurs imitations) ; elles étaient chez mes tantes ; ma mère était restée fidèle au Ginette Mathiot que sa mère lui avait offert quand elle avait pris son envol vers sa première chambre de bonne sous les toits.
tout ce monde savait d’instinct préparer des repas délicieux mais il fallait pour les grands jours (dimanches compris) tenter une recette compliquée et rare…. mes parents ont même poussé le sérieux à tester la recette du dimanche dès le jeudi, pour pouvoir l’améliorer le vendredi et le samedi 🙂
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Alors là ! c’est une bonne idée, de tester le terrain avant de faire le trajet. Moins de surprises. Mais tout de même, quel dévotion !
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un bel hommage à tes parents et une enfance/adolescence riche en bons petits plats 😉
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Merci Gibulène, et ce n’est que le début de la série! J’espère ne pas causer d’indigestions !
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jamais de la vie ! vas-y !
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J’aime bien ta série, décidément !
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