(Dossier Haricots-verts: Crêpes de blé noir #3/20)
Nous sommes de retour en Bretagne chez mes grands-parents, en été ou en vacances.
D’abord, elle sortait le bol du buffet, toujours le même bol, une vieille soupière en réalité, décorée de quelques guirlandes de fleurs dans les tons bordeaux. Elle versait la farine, grise comme du sable et mouchetée de grains noirs, et y ajoutait un œuf. Quand elle avait une petite boule dure, comme une boule de sable humide à la plage, elle commençait alors à la diluer avec de l’eau. Seulement de l’eau, et en si faibles quantités que la dilution était presque imperceptible. Assez pour desserrer les grains à l’extérieur, comme le ferait l’érosion. Pendant longtemps, ses doigts dans le bol pétrissaient et roulaient la boule grise qui se transformait peu à peu en argile. A chaque ajout d’eau, l’argile ramollissait jusqu’à ce qu’elle eût pu en faire des châteaux de sable. Peu à peu, elle continuait de diluer ses créations. Un peu plus tard, ses doigts clapotaient et enfin, elle atteignait une soupe grise et lisse. Une soupe tachetée de minuscules points gris. Enfin, la pâte liquide devait reposer le reste de l’après-midi.
Le soir, elle chauffait une grande poêle lourde. Elle versait une louche pleine, puis inclinait la poêle de la force de son poignet de sorte qu’un film mince couvrait le fond entier uniformément. Puis quand la pâte était translucide, elle décollait soigneusement le film entre papier cigarette et dentelle.
Ma grand-mère, Mamie, ne souriait pas beaucoup. Du moins, pas à moi. J’ai toujours pensé qu’elle préférait mon frère aîné. Elle n’était ni tendre, chaleureuse ou compréhensive comme ma mère et je ne lui faisais pas confiance pour des raisons très spécifiques. A l’approche de la naissance de mon frère cadet, mes parents nous avaient laissés sous leur garde pendant quelques mois et nous avions dû terminer l’année scolaire à l’école du village. A la tombola de fin d’année j’avais gagné une boîte de stylos à billes Bic et une bouteille d’eau de Cologne. Nous étions rentrées à la maison main dans la main dans l’air tiède de ce joli soir de Juin et j’avais admiré mes trésors pendant tout le trajet. La porte passée, elle les avait saisis et les avait rangés dans le placard au-dessus de l’évier. Je ne les avais jamais revus.
Une autre fois, au stand de tir d’une fête foraine, mon oncle avait gagné une grosse poupée vêtue d’une robe à froufrous, moitié satin moitié velours, avec des cheveux de laine noire collés sur son crâne en plastique. A la maison, une fois de plus, ma grand-mère m’avait pris la poupée des mains, arguant que j’allais sûrement la casser, même si j’avais presque sept ans. La poupée était réapparue trônant au plein milieu du couvre-lit de leur chambre, sa robe d’apparat étalée en cercle autour d’elle, ses yeux vides (paupières mobiles, longs cils en nylon) regardant droit devant. Je n’avais pas le droit d’y toucher.
Vous me direz que je n’avais qu’a protester, que c’était ma faute pour être trop timide. Mais j’avais vu ma grand-mère à l’œuvre dans le jardin du haut quand elle trouvait une nouvelle portée d’une des chattes qui tournaient autour de la maison, et que mon grand-père nourrissait. Elle était pragmatique. Je l’avais regardée prendre un sac de toile, soulever la boite sous laquelle se trouvaient les chatons piaulant, aveugles, amassés les uns contre les autres. Elle les prenait à pleines poignées sans hésiter et les enfournaient dans le sac. Puis elle faisait un nœud serré et emportait le sac grouillant au lavoir. Je continuai à la regarder plonger le sac et son contenu dans l’eau. Le plonger à nouveau, écouter, jusqu’au silence. Et le tour était joué. De retour à la maison, elle reprenait ses activités dedans et dehors, comme si de rien n’était. Les vieux chats habitués qui passaient leur temps autour de la même porte ne disaient rien.
Et je sens encore l’odeur de peau brulée quand elle passait un poulet déplumé à la flamme d’un briquet. C’était un des poulets qu’on avait vu courir en haut, un doux poulet roucoulant parmi les autres poules rousses. De temps en temps, elle prenait un grand couteau et courrait dans le jardin jusqu’à ce qu’elle en attrape un, le coince sous le bras et lui tranche froidement le cou. Sa détermination et son habileté étaient sans faille. Parfois, le poulet prenait ses jambes à son moignon sanglant et essayait la fuite pendant quelques mètres. Mon âme de petite parisienne observait ces horreurs, et comprenait qu’il valait mieux rester du bon côté de ma grand-mère.
Les crêpes s’empilaient sur une assiette, puis venait le temps du dîner. Assis à la table, nous attendions notre tour. Comme les bretonnes traditionnelles, ma grand-mère ne s’asseyait pas, elle se tenait à la cuisinière. Elle posait une crêpe dans la poêle avec un gros morceau de beurre puis y ajoutait la combinaison d’œufs, de jambon ou de fromage de notre choix.
Arrivée dans notre assiette, la crêpe ressemblait à une fine enveloppe grise scintillante de beurre, le jaune doré de l’œuf se faisant voir en transparence ou à travers de minuscules fissures. Nous avions un couteau et une fourchette, mais le meilleur était de la manger avec les doigts, quand la texture mince fondait sur la langue sous le poids de cette garniture. Le goût du sarrasin était unique et addictif.
Quand tout le monde avait mangé à sa faim, et seulement alors, ma grand-mère se versait un bol de lait Ribot dans lequel elle plongeait ses crêpes nues, réchauffée avec du beurre et pliées en triangle.
Bien sûr, les crêpes de blé noir étant la spécialité régionale, il y en avait de nombreuses variantes dans les marchés, les boulangeries, à essayer et à comparer. Ma grand-mère se moquait des versions épaisses, bon marché des galettes qu’on trouvait dans les crêperies sans scrupules. En raison du coût ou par ignorance, ceux qui les vendaient ne prenaient pas le temps d’obtenir la minceur qui ne pouvait être atteinte que par de longs efforts. Leurs galettes spongieuses n’en méritaient pas le nom.
Parfois, nous allions les acheter dans une crêperie de la ville de Plouay. Là, j’aimais regarder les vieilles professionnelles en robes noires et coiffes blanches, qui versaient la pâte sur un binig (ou bilig) le mot breton pour une surface chauffante ronde et plate utilisée exclusivement pour les crêpes et les galettes, puis l’étalaient rapidement avec un outil en bois. La surface fumait quelques instants, la pellicule séchait et cuisait quelques minutes avant d’être retournée. Ces galettes étaient beaucoup plus larges que celles de ma grand-mère, plus élastiques, mais tout aussi minces et grises.
Mon frère et moi savions, selon l’enseignement de nos grands-parents, qu’il y avait deux sortes de farines : la farine de seigle qui donnait sa couleur au pain de seigle, et la farine de blé noir, aussi appelé Sarrazin, le blé des pauvres. Un jour, mon grand-père avait arrêté sa Simca 1000 bleue sur le bord d’une route à côté d’un champ pour nous montrer la plante. Le brin ressemblait plus aux mauvaises herbes qu’aux tresses dorées des épis de blé. Les petits grains de sarrasin étaient gris et clairsemés, balançant comme des cheveux sales, pleurant leur misère. Bien qu’elle ait été cultivée localement, la farine n’était pas vendue partout.
Alors que certains mélangeaient impunément sarrasin et farine de blé et ajoutaient même du lait, aberrations qui rendaient la pâte plus facile à faire, mais inauthentique, ma grand-mère faisait comme elle l’avait appris de ses ancêtres. Peut-être qu’elle essayait de me passer la transmission chaque fois qu’elle pétrissait dans le bol, un vague sourire satisfait sur ses lèvres, et je la regardais avec empressement, les genoux sur une chaise, les coudes sur la table.
Je n’ai jamais été très proche de ma grand-mère, même si nous nous tolérions. A huit ans, j’avais trouvé une jolie poupée neuve sous le sapin. Alors que j’ouvrais la boîte avec ravissement, elle m’avait expliqué que je devrais avoir honte de jouer à la poupée à mon âge et que c’était ma dernière. Mais surtout, il y avait les matins où elle revenait du village avec son sac à provisions. Elle en retirait deux pains au chocolat tout frais et croustillants qu’elle nous donnait, à mon frère et à moi, puis regardait mes parents en ricanant et en pointant du doigt mon estomac d’enfant.
J’ai dit qu’elle ne souriait pas beaucoup, mais elle souriait quand elle parlait aux commerçants du village. Elle avait de longues conversations avec le poissonnier, au sujet de nous, ses petits-enfants venus de Paris. Elle souriait quand elle bavardait avec la marchande de fruits et légumes, le boucher, le charcutier. Elle souriait quand elle parlait en breton avec les bretonnes en coiffes de dentelle qu’elle rencontrait en chemin.
Elle avait aussi un sourire spécifique, le sourire qu’elle n’avait que quand elle préparait les galettes de blé noir, quelque chose comme le sourire de Mona Lisa. Le sourire de quelqu’un qui a un secret.
Un jour, bien plus tard, quand j’étais en première année d’université, j’ai eu soudainement envie des crêpes de blé noir de ma grand-mère. J’occupais une chambre d’étudiante et mes parents avaient déménagé à des kilomètres. Comme Raiponce, j’ai senti tout d’un coup que je ne survivrais pas si je ne goûtais pas aux galettes de sarrasin de ma grand-mère. Mon grand-père était mort des années auparavant et elle vivait seule, et sa maison n’était qu’à quelques heures de train.
Ce week-end-là, j’ai fait mes valises comme les autres filles qui rentraient chez elle, et j’ai pris un train. C’était la première fois que je me rendais seule chez elle, puisque mes parents avaient toujours été là.
Elle a sorti le bol de l’armoire et a commencé à délayer la farine avec son sourire de Joconde. Les crêpes qu’elle avait faites ce jour-là étaient tout ce que j’avais espéré, chaque bouchée aussi bonne et satisfaisante que dans mon souvenir.
Ma mère a essayé de les faire, mais Mamie a dû oublier de lui transmettre une incantation spéciale ou un détail, avant de mourir. J’ai essayé moi aussi, mais je n’ai jamais eu la patience, ni le temps. Elle s’est peut-être retournée dans sa tombe en me regardant ajouter de la farine blanche, du lait et des œufs. Je n’ai jamais eu la même envie à nouveau, du moins pas aussi fort. Peut-être que cette fois-là avait été suffisante pour satisfaire mon désir pour toute ma vie. Plus tard, j’ai réalisé que c’était probablement la première fois qu’elle m’avait vraiment souri.
Le parfum des galettes de sarrasin … incomparable n’est-ce pas ! 🙂
Un beau récit, touchant. Merci – amitiés
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Merci francefougere! 😷
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pas mal d’échos dans ces crépes 🙂
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Ca veut dire quoi? Mon francais n’est pas a jour.
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ça veut dire que ton texte m’évoque plein de souvenirs d’il y a longtemps, à savourer et trier à mon tour
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Aah! Je comprends. En effet.
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même que je reviendrais relire et recommenter 🙂
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J’ai hâte 😊!
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On commence par détester mamie, puis on se met à l’aimer…………
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Ce n’est ni blanc ni noir, les relations, n’est-ce pas?
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J’aurais aimé les goûter, ces galettes…
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Incomparables! 🙂
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Texte touchant avec ce portrait de grand-mère qui nous fait un peu peur aussi, mais qui réserve son lot de mystère. On peut arguer que c’était une autre époque, une autre vie, ou tout simplement, comme la Mona Lisa, qu’elle avait ses raisons. Tout n’est que perception… Belle journée à toi, Sabrina.
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C’est tout a fait ca. Sinon, je suis aussi tes creations amusantes et legeres. Un peu de fraicheur! 🙂
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