#8 – LES EMISSIONS LITTERAIRES A LA TELE

Apostrophes

J’entrai sur le plateau de l’émission, et sentis l’épaisse couche de fond-de-teint couvrant mon visage fondre sous la chaleur des projecteurs. La maquilleuse devait avoir l’habitude et je devais lui faire confiance. Peut-être que ça donnait un effet hydraté peau-jeune ?

Les autres invités et moi étions assis en rond sur des chaises, un peu comme à l’école, quand le générique de l’émission retenti. Je m’étais toujours demandée, pendant toutes les années où j’avais regardé Apostrophes, si les invités entendaient vraiment le générique, et j’avais maintenant ma réponse.

Après les dernières notes, Bernard Pivot jeta un coup d’œil à la caméra, puis vers nous, tandis qu’une mèche de cheveux tombait sur son front, et presque son œil :

« Et oui ! Bienvenue à la 725e émission d’Apostrophes ! Sans préambule, permettez-moi de vous présenter nos invités ce soir : M. Vladimir Nabokov vient nous parler de son nouveau roman : Le don. Il n’est plus nécessaire de présenter M. Nabokov. »
Un tonnerre d’applaudissement s’éleva dans la salle, mais fut rapidement abrégé par le présentateur.

« Nous accueillons également ce soir Muriel Barbery, pour son roman intitulé « L’Elégance du Hérisson 
La jeune femme tourna son visage vers l’audience et esquissa un petit sourire coincé. Le trac sans doute. Elle n’avait pas l’habitude. Moi non-plus.

Comme je l’avais vu faire bien des fois à la télévision du point de vue d’un canapé ou d’un autre, Bernard Pivot passait rapidement d’un auteur à l’autre : « Virgine Despentes, vous nous présentez votre roman : Vernon Subutex … »
Une jeune femme blonde leva des yeux un peu fatigués, comme si elle avait mal dormi la veille. Je la comprenais.
La salle applaudit encore une fois, pendant que Bernard Pivot poursuivait : «Nous avons beaucoup de chance ce soir puisque Marguerite Duras est venue nous parler de son dernier roman Moderato Cantabile. »
Une femme entre deux âges aux larges lunettes salua le présentateur et la caméra d’un bref sourire.

«Tournons-nous maintenant vers l’auteur américain Charles Bukowski qui nous a fait l’honneur de se joindre à nous avec un recueil de poèmes : L’amour est un chien de l’enfer, traduction française de Love is a Dog from Hell. » L’écrivain sursauta, ajusta des écouteurs qui devaient lui traduire les commentaires de Bernard Pivot, salua la caméra puis se renfonça dans son siège.

«Et finalement nous accueillons pour la première fois une invitée encore obscure, mais tout de même bien présente, je vous prie de saluer Véronique Hyde…»  je levai la tête à mon tour d’un air que je souhaitais décontracté, comme on me l’avait enseigné quelques heures auparavant, esquissai un petit sourire, et remis le nez sur mes genoux.
J’avais été surprise, agréablement surprise, par cette invitation : quelles étaient les chances que je sois invitée à une émission littéraire dans cette vie ? et mon émission littéraire préférée, et qui avait d’ailleurs disparu ?
Bernard Pivot avait déjà repris : « Commençons sans plus attendre … M. Nabokov, vous nous présentez Le don. Pourriez-vous nous parler de votre inspiration pour ce livre ? »
« Mon ami, Rachmaninoff, c’est lui ! » coupa l’écrivain.
« Ah oui ! Notre générique – C’est exact, la plupart de nos auditeurs peuvent reconnaitre le Concerto #1 de Sergei Rachmaninoff– Vous avez donc connu le grand Rachmaninoff en personne? »
L’œil de Pivot était encore plus admiratif que de coutume.

« Oui, nous sommes compatriotes, il m’a donné $2000 quand je suis parti aux Etats-Unis avec ma femme, ainsi qu’un de ses vieux costumes – j’étais bien jeune et sans le sou à l’époque et il m’était venu en aide.»
Son débit en français était plutôt lent et élaboré. Je jetai un coup d’œil sur le veston de l’homme et cru voir en effet des traces de retouches sur des manches un peu élimées. Les vagues sentimentales et dramatiques du concerto résonnaient encore dans mes oreilles et dans mon être.
« C’est assez fantastique – et cette histoire ferait sûrement l’objet d’une autre émission, mais hélas nous sommes limités par le temps, puisque nous sommes ici pour parler de votre livre – une des questions que nous nous posons tous est de savoir si c’est votre vie réelle qui vous a inspiré le personnage de Fyodor, le jeune poète. »

« Oui et non, bien sûr. Ceci est un roman et non une autobiographie, mais j’ai voulu en effet revivre et retracer un peu la portion de ma vie que j’ai vécu en Allemagne, et d’en tirer des portraits vivants. »
« Et je crois que vous avez réussi. Vos personnages sortent littéralement de la page. Mais une question m’a turlupiné au chapitre 5 : quand le personnage principal, Fyodor, se dénude près du lac pour prendre un bain de soleil, et se fait voler ses vêtements, est-ce basé sur la réalité ? »
« Euh, voyez-vous, oui, nous pouvons dire que cet événement est bien arrivé pendant ma jeunesse, et que j’ai été ravi de le revivre dans ces pages.. . »

Tous les autres invités se penchaient maintenant d’un air intéressé. J’avais moi-même lu le livre et me sentais en terrain familier, bien que je n’aie eu aucune question à poser au grand Vladimir Nabokov.
Je me contentais donc de garder la bouche fermée et les yeux ouverts.

« Merci de nous éclairer, M. Nabokov. Je me tourne vers nos autres invités, et je vois que Mme Barbery a une question peut-être ? »

« Oui, » s’éleva la voix de la jeune femme. « Je voulais noter comme j’adore vos livres et que vous m’avez inspirée dans mon roman. Mais je voulais aussi commenter que certains de mes lecteurs me demandent si je suis la concierge laide et grassouillette de mon roman, et si j’aime les coquillettes. »

« Mais oui! cessons de poser toujours les mêmes questions ! »  s’exclama Marguerite Duras, «élevons un peu le débat ! Est-ce que mon roman est autobiographique ou non ! Là n’est pas la question ! La vraie question est de savoir s’il va faire une différence dans la vie des lecteurs. Je crois que le rôle de l’écrivain est de poser une question, une vraie question. Prenons le taureau par les cornes ! parlons du communisme, du féminisme ! »

« Tout fait d’accord ! » répondit la femme qui se trouvait à sa gauche. Nous devons lever le poing, pas nous reposer sur nos laurier de publiés. Oui, on ne peut pas se permettre de ne penser qu’à des causes personnelles et égoïstes. Je crois que le rôle de l’écrivain est d’utiliser sa puissance pour le mieux du reste du monde. Une révolution du peuple ! »

Bernard Pivot sembla bondir sur sa chaise en ajustant ses lunettes et sa mèche tout en se tournant vers elle d’un air interrogateur.

« Très bien, alors tournons-nous maintenant vers Virginie Despentes et son roman, Vernon Subutex. » « Nous changeons ici de registre. Voici un roman assez… disons, controversé, n’est-ce pas Mme Despentes. Votre personnage est assez différent du Fyodor de M. Nabokov… »
« Oui, tout à fait. Je pense que le personnage Fyodor est un garçon très ambitieux, et que le mien l’est beaucoup moins, ou tout du moins la société lui a mis des bâtons dans les roues et il est pris dans une problématique sociale très différente, ainsi qu’un tissus de conditionnements absolument autres. »

« Ormis qu’ils sont tous deux du genre humain, il ne pourrait y avoir plus de différences !» continua Pivot. « Peut-être, cependant, pourrions nous mettre en parallèle le fait que les deux sont un produit de leurs sociétés respectives. »

Pivot fit signe à Muriel Barbery qui avait levé le doigt timidement : « Oui, et je voudrais faire remarquer comme le personnage de mon roman, la concierge, est-elle-même enfermée dans une sorte de destinée déterminée qui la limite d’une certaine manière, mais la laisse s’exprimer, la force à s’exprimer, d’une autre. »
Virginie Despentes leva les yeux et hocha la tête d’un air entendu: « Je me sens investie d’un rôle de dénonciation des errances de notre société. Sans nous, où en serions-nous !»

« Oui, et il est temps que les temps changent ! » opina Duras.

« Mme Duras, votre roman pose des questions, mais de façon très ambiguë, n’est-ce pas ? Cet homme et cette femme qui boivent du vin rouge à la table d’un café, faut-il y voir le portrait d’une révolution en sourdine, la remise en question de la place de la femme, et un commentaire sur la lutte des classes ? »

« Bien vu, mon cher, c’est bien cela. Est-ce que j’ai entendu que Mr. Bukowski avait apporté des bouteilles ?»

« Des bouteilles ? ah oui, ses bouteilles. Mais une autre question me démange – merci de me répondre : le petit garçon et sa leçon de piano… pourquoi la mère ne lui trouve-t-elle pas un autre professeur ? pourquoi se soumet-elle, ainsi que son fils chéri, à cet individu tyrannique et borné qu’est ce prof de piano ? »

« Ah, oui, ceci fait bien partie de notre question. Mais je vous laisse, ainsi que tous les lecteurs, y répondre. En aparté, oui, il y a de bien meilleurs profs, d’un autre côté, la mère est une chiffe molle qui doit se secouer un peu, quelles que soient les idéologies. »

“Let’s all go for a drink!”
Charles Bukowski , qui avait l’air de s’ennuyer jusque-là, s’était levé et vacillait sur ses jambes.

« Mais oui ! Buvons ! » répondit Marguerite Duras, se levant elle-même. « Mme Despentes, vous avez un style unique et dressez un portrait assez sombre du monde dans lequel vous vivez. J’aime beaucoup votre livre et j’aimerais hors-plateau discuter un peu plus l’état des choses féministes. Venez avec nous! »

« Euh oui, mais moi j’ai arrêté de boire ! « s’exclama Virginie Despentes, l’air un peu ennuyé.

« Je veux bien, » lança Bernard Pivot, « mais juste en passant, Monsieur Bukowsky, pourrions nous placer quelques phrases sur vos poèmes? pensez-vous vraiment que l’amour soit un chien de l’enfer ? »

« En tout cas, vous me faites bien rire ! » osai-je lancer à son passage, chaloupé,  devant moi. « Il y a tant de tendresse et de désespoir dans vos poèmes. Je crois qu’il y a un peu de Bukowski en moi ! »

L’auteur américain ne répondit pas à ce qu’il n’avait pas dû entendre puisque lui, Duras et Despentes étaient déjà plus près de la sortie que de la scène.

Il ne restait que Nabokov, héberlué mais impassible, Muriel Barbery et moi-même, assis sur nos chaises. Muriel parut secouée d’un rire qui menaçait de ne plus s’arrêter.

Bernard Pivot se tourna alors moi en souriant, « Ah, ces auteurs américains ! … Madame Hyde, merci de vous joindre à nous ce soir ! »

« Véronique suffira . Mais c’est moi qui vous remercie. J’adore votre émission depuis mon enfance et c’est un grand honneur pour moi que d’être invitée sur le plateau d’Apostrophes. »

« Et bien, Véronique, on peut dire que votre texte est … expérimental , si je comprends bien ? »

« Oui, en effet, il se trouve que les livres qui se trouvaient sur ma table de chevet se sont animés un beau soir, que tous ces auteurs ont entamé une conversation qui a donné lieu à des scènes et des dialogues improbables mais tout au moins créatifs. »

« Vous ne m’avez pas loupé, dites donc ! Je conseille donc à tous nos lecteurs de jeter un coup d’œil à votre blog, puisque vous partagez vos écrits sur un blog, nouvelle plateforme très de-nos-jours. »

Je hochai la tête, pendant que l’animateur regardait sa montre :
« Et bien nous vous remercions tous ce soir pour votre participation à cette émission extrêmement exceptionnelle puisqu’ Apostrophes n’existe plus depuis 1990, et que vous nous avez donné l’opportunité de revenir. C’est tout de même épatant !

Régie, un petit coup de Rachmannoff pour mettre fin à ce chapitre ! Merci à tous !»

Charles Bukowski Drinking on the Set of Television Show

*

J’ai dû quitter la France vers la fin de l’histoire de l’émission littéraire Apostrophes, que je ne regardais pas assidument mais sur laquelle je tombais de temps en temps. C’était toujours un petit trésor de complicité entre écrivains et présentateur.
Je n’ai jamais trouvé l’équivalent aux Etats-Unis, et je n’ai pas pu constater encore ce qui se passe en France à présent. J’espère qu’on continue à s’amuser.

Cette conversation est fictive, bien évidemment, mais ces auteurs étaient vraiment sur ma table de chevet, parmis d’autres. C’est par la suite que j’ai réalisé que Marguerite Duras, Vladimir Nabokov, et Charles Bukowski  étaient réellement passés par Apostrophe. Et énorme surprise de voir que ce dernier avait réellement fait un coup d’éclat.  La morale de l’histoire est probablement que la réalité est plus étrange que la fiction.

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