
Pour l’Agenda Ironique de Mai, une continuation de La vraie journée des femmes, pondu en Mars dernier. Certains m’avaient demandé une suite, alors la voici ! Français d’abord, et Anglais après.
Les contraintes étaient : un bruit étrange et beau, cyclo-pousse. Île et poirier.
Fernande
Dans le bus pour Boston Fernande portait son sac-à-dos sur les genoux.
Barbara l’avait déposée à la station de bus comme tous les jours depuis deux semaines.
Passe une bonne journée! Fais attention, évite le Marathon il va y avoir foule ! Elles s’étaient fait la bise.
Comme elle est naïve, Barbara, se disait Fernande. Gentille, serviable. Et comme elle est nunuche.
Fernande portait le t-shirt « Nous sommes le courage l’une de l’autre. » Celui que lui avait donné Z.
Le marathon, justement, c’est là qu’elle se rendait. Tous les ans, c’est une foule internationale qui se rencontrait le long des grandes artères de la ville le troisième Lundi d’avril pour courir, ou regarder courir les marathoniens sur 42,195 km. Ce n’est pas qu’elle compte courir, ni marcher sur les mains, Fernande, ni faire du cyclo-pousse.
« Si ce n’est pas moi, qui le fera ? Et si ce n’est pas maintenant, quand ? » Se répètait-elle silencieusement.
Quand Barbara lui racontait ses histoires de bureau le soir, par exemple sur son boss et son café, ou le type qui lui faisait des suggestions pas nettes, elle se retenait fort pour ne pas tout lui balancer, quitte à tout faire rater.
Assez récemment, Barbara était rentrée du travail hors d’elle.
Le type de l’informatique passe devant mon bureau et me lance « Smile ! puis il reste là à me regarder. Mais de quoi je me mêle ? Pourquoi je lui sourirais, à ce crétin ? Parce que les femmes sont des potiches ? On ne se connait pas, que je sache. Et j’ai même des gros doutes sur ses compétences ! Ça fait des semaines que j’attends un programme qu’il doit me donner.
En plus, Barbara avait entendu que le salaire de l’employé était bien trop élevé pour son poste. Et pour que Barbara se mette en colère, il fallait vraiment la pousser. Elle racontait qu’elle était restée bouche-bée un moment puis avait répondu « Et bien, raconte-moi une histoire drôle ! « La réponse n’avait pas plu au responsable informatique, et Barbara s’inquiétait un peu pour son poste, à cause des représailles. Peut-être que son patron en aurait vent. Mais Fernande l’avait félicitée. Elle s’était retenue d’exploser « Ma sœur, tu es une super-vulve toi aussi ! Tu ne te rends pas compte comme tu es victime du patriarcat ? Tu ne vois pas comme ils n’ont aucun respect pour nous, comme ils nous prennent pour des courges ?»
Super-vulve, c’est comme ça qu’elles s’appelaient entre elles sur la plateforme Megalia. Megalia, C’était là que Fernande avait rencontré Z. Plus tard, elles étaient passées à Womad, un espace féministe lesbien radical.
Mais ici, il lui fallait en tout temps garder un sang-froid total. Ne laisser aucun doute, tenir Barbara en dehors de tout, pour la protéger, elle et la petite. Tout s’était bien passé depuis le début. Barbara lui avait donné une clé de la porte de la chambre et n’avait sûrement pas le double. Sinon elle aurait compris tout de suite.
La bombe, elle l’avait confectionnée à partir de poudre noire artisanale et de petits objets servant à déchiqueter (billes d’acier, clous, fragments métalliques.). Elle les avait rassemblés petit à petit dans des quincailleries ici et là. Chez Macy’s elle avait acheté une cocotte-minute d’environ six litres. Elle avait ajouté un minuteur de cuisine. Elle avait ramené tout ça dans son sac à dos sans que Barbara ou Tiffany ne se doute de rien. Elle avait pris connaissance du terrain, tracé son itinéraire du jour J.
Depuis le début, elle avait laissé de faux-indices en rentrant le soir. Des tickets du MFA, des reçus de sandwiches et de clam chowder à Faneuil Hall qu’elle laissait trainer sur la table, les meubles. Elle racontait comme elle avait fait le Duck Tours, comme elle s’est bien amusée. Hahaha. Et les cours d’anglais ? A oui, les cours d’anglais, du tonnerre. Heureusement que Barbara n’avait pas essayé de tester ses progrès. Elle se serait demandé ce à quoi elle passait ses journées.
Le soir, elle fermait sa chambre a clé, allumait son portable et se connectait avec Z.
Toute seule, elle ne l’aurait pas fait, Même pas pour faire payer toutes les fois où elle avait entendu la sale chanson de Brassens dans son dos. Ensemble, avec Z sur Zoom, et un tuto sur YouTube elles avaient fabriqué l’engin.
Pendant qu’elles travaillaient, Z lui réexpliquait comme le but était de déstabiliser le patriarcat et que l’idéal était de vivre à distance des hommes, de s’organiser dans la non-mixité. Z, féministe radicale coréenne originaire de Seoul vivait et étudiait actuellement à Boston. La ville américaine avait été déterminée par le groupe que menait Z comme le meilleur endroit pour se faire entendre à l’échelle mondiale. L’Ile-de-France où vivait Fernande était déjà trop souvent ciblée.
Fernande avait rencontré Z par internet quelques années auparavant. Un jour de colère envers des étudiants qui l’avaient ostracisée et un prof homme qui n’avait pas pris son travail au sérieux, elle était entrée sur un forum ou sa colère avait été validée et des oreilles sympathisantes l’avaient écoutée. Le temps était passé, mais pas la colère. De Forum en Forum, elle s’était radicalisée, jusqu’à ce qu’elle se lie avec Z. A cause de ses compétences en informatique et de son implication évidente dans la cause, Fernande avait été désignée comme agent d’action. Elle s’était d’ailleurs portée volontaire. Dans sa famille, personne ne connaissait son engagement et le prétexte du stage de langues était passé comme sur des roulettes.
Il est temps que les féministes fassent parler d’elles, lui répétait Z. L’action radicale des femmes est possible et urgente. Dans ses conversations avec Z, Fernande avait observé la capacité des femmes à s’organiser collectivement, l’importance cruciale qu’elles apportaient à la politique, et leur façon et leur devoir de porter leur lutte politique dans la rue. « Il n’y a pas de poire sans poirier » disait encore Z.
Dans le bus qui la conduisait à Boston, elle sentait le poids de la cocotte-minute sur ses genoux. Quand ils disaient que la place des femmes était à la cuisine… Elle avait préparé un sacré ragoût. Un vrai pot-au-feu. Dehors défilaient les commerces poussiéreux qui bordaient Route 1 et qu’elle voyait tous les matins, et le grillage de l’autre coté qui séparait la route. Devant-elle, une femme somnolait, écouteurs aux oreilles. Dans le siège d’à côté, deux jeunes hommes papotaient :
Eh, tu la connais, celle-là : » Comment est-ce qu’on garde une blonde sous la douche toute la journée? On lui donne un shampooing qui dit « laver, rincer, répéter ».
Hahaha ! Très bon. Et celle-là tu la connais :
Pourquoi la blonde a-t-elle été renvoyée de l’usine M&M? Elle jetait tous les «W».
C’était mignon, pensait-elle, pas bien méchant. Mais c’était le début du cancer qui continuait de ronger la population masculine, et même féminine. C’était tout un état d’esprit qu’il fallait changer.
On arrivait dans la ville. Le prochain arrêt la gare des bus de South Station, en plein dans le centre-ville. De là, elle allait prendre le subway pour Boylston Street. Elle connaissait son chemin par coeur.
Dans quelques heures, elle rencontrerait Z pour la première fois. La bombe, elles comptaient la poser à même le sol, près des grilles métalliques séparant la foule des coureurs. Puis elles reprendraient leur chemin respectif, ni vu-ni connu, Z dans la chambre d’étudiante, Fernande chez Barbara. Et puis quelques jours plus tard, la France.
« Sois ambitieuse ! » se répètait-elle. Si tout marchait comme prévu, dans moins d’une heure, on entendrait un bruit étrange et beau.
Fernande
On the bus to Boston Fernande was holding her backpack on her knees. Barbara had dropped her off at the bus station as she had every day for the past two weeks.
Have a nice day! Be careful, avoid the Marathon there will be crowds! They gave each other a peck on the cheek.
How naive she is, Barbara, though Fernande. Kind, helpful. And so simple.
Fernande was wearing the “We are each other’s courage” t-shirt. The one Z. had given him.
The marathon, in fact, was where she was going. Each year an international crowd gathered along the city’s main arteries on the third Monday in April to run, or watch the marathoners run over 42.195 km. She had no plans to run, Fernande, walk on her hands, or ride a pedicab.
“If not me, who will? And if not now, when? She repeated silently to herself.
When Barbara told her her office stories in the evening – for example about her boss and his coffee, or the guy who gave her dirty suggestions, she had to restrain herself not to spill the beans, which would mess everything up.
Fairly recently Barbara came home from work in a fury.
The IT guy walks past my desk and says “Smile!” then he keeps staring at me. Are you kidding me? Why would I smile at him? Because women are here for decoration purposes? We don’t know each other, as far as I am concerned. And I even have big doubts about his skills! I’ve been waiting weeks for a program he has yet to give me.
Besides, Barbara had heard that the employee’s salary was way too high for his position. And for Barbara to get angry, you had to really push her. She said she was speechless for a while and then said, “Tell me a funny story!” “The IT manager was not happy with the response, and Barbara was a little worried for her position, because of retaliation. Maybe the boss would find out. But Fernande congratulated her. She had refrained hard from exclaiming, “Sister, you are a super-vulva too! Don’t you realize that you are a victim of patriarchy? Can’t you see how they have no respect for us, how they think we’re stupid ? “
Super-vulva, that’s what they called each other on the Megalia platform. Megalia was where Fernande met Z. Later they switched to Womad, a radical lesbian feminist space.
But here, she had to keep her composure at all times. Leave no doubt, keep Barbara out of it all, to protect her and the little one. Everything had gone well from the start. Barbara had given her a key to the bedroom door and surely did not have the double.
She had made the bomb from homemade black powder and small objects good for shredding (steel balls, nails, metal fragments.). Little by little she had collected them in hardware stores here and there. At Macy’s she had bought a pressure cooker of about six liters. She had bought a kitchen timer. She had brought all this back in her backpack without Barbara or Tiffany suspecting a thing. She had reconnoitered the terrain, traced her D-day itinerary.
From the beginning, she had left false clues when she came home at night. She had left MFA tickets, receipts for sandwiches and clam chowder at Faneuil Hall lying on the table, the furniture. She told stories of how she had gone on the Duck Tours, how much fun she had had. Hahaha. What about English lessons? Yep, the English lessons, amazing. Luckily Barbara hadn’t tried to test her progress. She would have wondered what she was spending her days on.
In the evening, she locked her room, turned on her cell phone and connected with Z.
On her own, she would not have done it. Not even to make them pay for all the times she had heard Brassens’ dirty song behind her back. Together, with Z. on Zoom, and a tutorial on YouTube they had made the device.
While they worked, Z explained to her how the goal was to destabilize patriarchy and that the ideal was to live at a distance from men, to organize a single-sex community. Z. was a Korean radical feminist from Seoul who currently lived and studied in Boston, which had been determined by the group Z. led as the best place to be heard on a global scale. The Ile-de-France where Fernande lived was already too often targeted.
Fernande had met Z. on the internet a few years earlier. One day of intense anger with students who had ostracized her and a male teacher who did not take her job seriously, she had signed in a forum where her anger had been validated and sympathetic ears had listened to her.
Time had passed, but not the anger. From Forum to Forum, she had become radicalized, until she bonded with Z. Because of her computer skills and her obvious implication in the cause, Fernande had been appointed as agent of action. In truth, she had volunteered. In her family, nobody knew of her commitment and the pretext of the language course had raised no question.
It is time for feminists to be heard, Z told her. Radical action by women is possible and urgent. In her conversations with Z, Fernande had observed the ability of women to organize collectively, the crucial importance they placed in politics, and their way and duty to take their political struggle to the streets. “There is no pear without a pear tree,” said Z.
On the bus that took her to Boston, she felt the weight of the pressure cooker on her lap. They said the place of a women was in the kitchen… She had made a hell of a stew. Outside she watched the dusty shops that lined Route 1 pass by, the same she saw every morning, and the fence on the other side that separated the road. In front of her, a woman dozed, earphones in her ears. In the next seat, two young men were chatting:
Hey, you know that one, “How do you keep a blonde in the shower all day?
Give her a shampoo that says “wash, rinse, repeat”.
Hahaha! Very good. How about this one:
Why was the blonde fired from the M&M factory?
She was throwing away all the “W’s”.
They thought it was hilarious. It was cute, she thought, not too bad. But it was the onset of a cancer that continued to plague the male population, and even women. It was a whole state of mind that needed to be changed.
They were arriving in the city. Next stop would be South Station, right in the city center. From there she would take the subway to Boylston Street. She knew her way by heart.
In a few hours, she would meet Z. for the first time. They intended to place the bomb right on the ground, near the metal grids separating the crowd from the runners. Then they would resume their respective paths, incognito, Z to her student room, Fernande to Barbara’s. And then a few days later, France.
“Be ambitious! She repeated to herself. If everything went as planned, in less than an hour there would be a strange and beautiful noise.
pas très favorable à l’action violente, mais sensible au récit !
la suite, la suite !
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J’ai bien pensé que je n’allais pas avoir beaucoup de « J’aime » à cause du contenu. Mais on ne peut pas toujours tout censurer. Moi, je suis plutôt une Barbara, j’ai poussé la fiction un peu loin, mais c’était étrangement libérateur. J’espère ne pas avoir dépassé les bornes de l’Agenda Ironique.
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Ah mais non, je trouve que le personnage de Fernande est très juste, et j’aime bien son évolution depuis la “vraie journée”
et puis (surtout dans une fiction 😉 ) on a le droit d’explorer toutes les pistes 🙂
et rien de telle qu’une cocotte minute piégée pour repousser les bornes de l’Agenda ironique !
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Quelle histoire ! comme dit Carnets, on attend la suite………. peut-on espérer un happy end ? 😮
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Une dose d’ironie, une cuillère d’habilité à mener ton récit.. et une chute qui nous laisse sur notre faim 🙂
Grand merci pour ta participation… explosive ! 🙂
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Histoire très intéressante, j’ai adoré “Super vulve”. On sent bien comment l’exaspération monte, face au sexisme quotidien. On se laisse parfaitement prendre par l’histoire. Et elle est tout à fait plausible. Toutefois je me suis demandé si l’activisme dans le féminisme avait déjà emprunté le chemin des bombes, et je n’ai pas trouvé.
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Merci Anna. J’espère bien que les féministes n’inventeraient pas ce genre de choses ! Complètement par hasard, j’ai vu un film sur Netflix hier : Je ne suis pas un homme facile, sur le sujet. Le monde tourné à l’envers où les hommes deviennent Masculistes dans un monde où lemmes dominent. C’est vraiment dans l’air du temps ! Mas pas de bombe, heureusement.
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