
Pissenlette voyait tourner les aiguilles de son horloge, et se disait chaque jour qu’il fallait qu’elle remette les pendules à l’heure.
Dans le champ autour d’elle, elle voyait bien les dégâts du temps qui passe sur les autres pissenlits, boutons d’or et autres humbles fleurs sauvages. Au début, elles se dressaient, corolles toutes fraiches, le teint radieux. Et puis ça commençait à perdre son lustre, à se recroqueviller. Elle, Pissenlette, n’allait pas passer par là.
Elle n’était pas laide, Pissenlette, mais pendant ses petites virées en ville, de la fenêtre du bus, elle avait repéré un fleuriste, chez lequel elle avait aperçu des arums, des iris, des gladolia… l Et puis surtout, des roses.
Elle considérait sa tige maigrelette, ses feuilles dentelées maigrichonnes, ses pétales tout étriqués, et puis cette couleur criarde…
Et ça n’allait pas s’arranger.
Une bonne amie aurait pu lui dire qu’au contraire, elle devrait être fière de ses pétales dorés, de son gros cœur odorant. Qu’elle était bien assez belle comme ça. Elle aurait appris qu’en anglais, on ne parlait pas de pisse-en-lit, mais de dandelion : dent de lion, vous vous rendez-compte ! Elle aurait dû rugir de fierté.
Malheureusement, personne n’était là pour le lui dire. La boutique qui suivait celle du floriste se trouvait être, par un étrange hasard, un cabinet d’Esthétique qui offrait des traitements « à la pointe de la technologie » selon les affiches.
Pissenlette, qui n’était plus dans la fleur de l’âge, avait justement, eu le temps d’économiser un petit pécule. Ces soins de rajeunissement n’étaient pas à la portée de toutes les bourses.
Elle avait regardé les photos avant-après : des giroflées un peu chiffonnées et grincheuses, qui sur la seconde image redressaient hardiment leurs corolles en souriant. On les voyait de face, de profile, de dessus, de dessous.
Elle prit rendez-vous. La femme en blouse blanche avait l’aspect rassurant d’un docteur.
Je voudrais ressembler à une jeune rose, lui expliqua Pissenlette. Tant qu’à rajeunir, pourquoi pas faire encore mieux ?
–Une rose ? Mais bien sûr… je vous propose une élongation des pétales ici… une série d’injections de tsoin-tsoin là, pour retendre les tissus (il s’agit d’un produit puisé dans la sève d’un arbre noueux et secret) ; un soin de coloration permanent en rose … c’est bien une rose rose que vous aimeriez être, n’est-ce pas ?
Oh oui ! Une rose rose comme celle du Petit prince !
Pissenlette s’était répété si souvent ce passage qu’elle le connaissait par cœur :
“Et elle, qui avait travaillé avec tant de précision, dit en bâillant :
– Ah! Je me réveille à peine… Je vous demande pardon… Je suis encore toute décoiffée…
Le petit prince, alors, ne put contenir son admiration :
– Que vous êtes belle !“
La femme en blouse la mettait en confiance, la flattait : Vous avez une bonne ossature, pour commencer, Madame. Tout le monde ne peut pas en dire autant.
Et le rendez-vous fut pris.
Pour le jour J, Pissenlette prépara sa valise, qu’elle remplit pour la majeure partie de billets de banque ainsi que quelques vêtements de rechange, et son réveille-matin.
Quelques temps plus tard, elle revint, tuméfiée, le visage enrubanné de bandes blanches. On ne voyait que ses yeux.
Puis au bout de quelques jours, elle se découvrit. Dans le champ, les chardons, le chiendent et les autres fleurs sauvages avaient du mal à détourner les yeux, Psst, tu as vu Pissenlette ?
Pissen-laide, Pissen-laide ! pouffaient les vipérines dans son dos ; les petites fleurs d’églantine, polies, faisaient semblent de regarder ailleurs.
Les pâquerettes, elles, se balançaient dans la brise, non concernées.
De tous côtés cependant, on entendait une rumeur, comme une brise dans le champ: Grotesque ! une caricature de rose ! une sorte de Picasso vivant !
Pétales rosâtres distendus, difformes, lisses et brillants, elle n’était ni pissenlit ni rose, mais une manière de Pissenrose, Rose-en-lit à la Frankenstein
De toute évidence, ce que les autres fleurs voyaient, ce n’était pas une beauté, mais une fleur mal dans sa peau, qui avait préféré un bizarre artifice à sa propre beauté à peine fanée. Elle affichait surtout sa vanité maladive, et une crédulité, une naïveté – disons-le franchement, une stupidité – qui l’avaient envoyée droit dans les filets des vendeurs de rêves. Elle portait maintenant un masque de clown qu’elle ne pouvait plus enlever, mais qu’elle essayait de se justifier péniblement à elle-même.
Ses pendules, son réveille-matin s’étaient détraqués ; elle vivait désormais suspendue dans un malaise sans âge.
Au dehors, le temps passait. Et un beau jour, Pissenlette s’aperçut que les autres pissenlits subissaient une drôle de transformation. Leur capitule se refermait sur lui-même comme pour s’enfermer dans un cocon vert.
Malgré ses tissus déformés, Pissenlette senti ses propres feuilles vertes se redresser et se mettre à l’envelopper tout entière. Le mouvement était irrépressible, aucun moyen d’y échapper. Ça alors ! v’là-t ’y pas… elle n’avait pas fini sa pensée que la parole lui fut coupée. Elle capitula.
Longtemps, elle resta enfermée dans un cloitre, retraite salutaire puisqu’elle n’avait plus à se voir dans la glace ni dans le regard des autres. Longtemps, longtemps, elle se senti en paix.
Jusqu’au jour où, telle la chrysalide du papillon, l’enveloppe verte s’ouvrit et dévoila à Pissenlette sa nouvelle apparence.
Surprise ! Elle avait maintenant une grosse touffe de cheveux blancs. Tous les autres pissenlits semblaient sortir de chez le même coiffeur avec cette tignasse blanc-platine mousseuse, qui faisait tout-de-même genre, il fallait le reconnaitre. Mais ce ne l’intéressait plus, Pissenlette, ces histoires de coiffures, d’apparences. Elle s’en fichait. Ce qu’elle sentait, c’était une forme de sagesse qui s’était formée en graines dans sa tête.
Un jour, une petite fille passait par là. Elle cueilli Pissenlette par la tige et souffla sur sa tête de sa petite bouche ronde en faisant un souhait.
Pissenlette senti ses graines de sagesse se disperser aux quatre vents, et perdit connaissance, mais avec reconnaissance, juste après avoir pensé que c’était bien comme ça, après tout.
* * *
Cette fable a été composée pour l’Agenda Ironique de Mars, qui se cultive ce mois-ci chez Isabelle-Marie d’Angèle . Il fallait :

J’ajoute un lien magique :