L’OMBRE AU TABLEAU

Pour l’Agenda Ironique de Novembre (détails en bas !)

« Alex ! Je crois qu’on est sur un gros coup ! Un gamin a trouvé une toile dans un marché aux puces. Il demande s’il a de la valeur ! regarde ! »

Le collègue jeta un coup d’œil sur le rouleau de toile peinte que lui présentait son binôme. Les deux se regardèrent.

Tu crois que c’est ? …
J’en mettrais ma main au feu !  Regarde, là, la façon dont l’os est dessiné…, la musculature de l’animal ! Ça ne fait pas l’ombre d’un doute ! c’est un Rosa Bonheur ! »

Pffshaww ! Tito en cracha presque son Coca. Tu parles d’un coup ! Il va falloir le faire authentifier !

En effet, le tableau donnait tous les signes d’être une œuvre oubliée, cachée probablement, de la grande peintre Rosa Bonheur dont l’œuvre avait connu une certaine notoriété tout au long des années 1800, surtout dans les pays anglo-saxons. Elle se spécialisait dans les portraits animaliers.

Seulement, il y avait une ombre au tableau. La toile qu’ils tenaient entre leurs mains n’était pas complète. Comme beaucoup d’œuvres d’art au cours de l’histoire, elle avait été morcelée pour une raison ou pour une autre, probablement pour être vendue par petits morceaux et faire plus de profits au vendeur.

Dans ce cas précis, si la toile portait toutes les caractéristiques d’un Rosa Bonheur, il y manquait la signature, ainsi que la partie gauche. On voyait clairement qu’un personnage ou un objet avait été coupé. Les vaches reposaient dans l’ombre de l’arbre et du sujet manquant.

Mais qui, et pourquoi, cette toile avait-t-elle été abimée ? se demandaient les deux vendeurs.
Ils avaient acheté la toile au jeune garçon pour une bouchée de pain en lui racontant des bobards. Une toile de Rosa Bonheur pouvait les rendre riche.

Une de leurs amies avait accepté d’ausculter l’objet. C’était une scientifique dont la spécialité était d’analyser les toiles anciennes pour voir s’il s’y cachait des versions précédentes, des couches disparues sous la version finale, invisibles à l’œil nu mais pas aux rayons lasers et autres, qui révèleraient des pans d’histoires ou des détails de la vie d’un illustre peintre, qui révolutionneraient l’histoire de l’art. Elle avait, entre autres, analysé la Joconde. Sans rien y trouver, d’ailleurs.

De la toile aux vaches, elle avait confirmé qu’il s’agissait bien d’une peinture de l’époque de Rosa Bonheur, mais ne pouvait pas estimer la taille originale de la scène, ni ce qui se trouvait sur la partie manquante. Ils avaient insisté : Oui, mais l’ombre, as-tu bien analysé l’ombre ? Est-ce que c’est vraiment une ombre, ou est-ce que c’est le vernis qui a viré au gris avec le temps ? Ça changerait tout !

L’ombre ? non, justement. Ce sont bel et bien des pigments ombrifères. La légendaire ombre au tableau !
Perplexes, ils se demandaient comment trouver l’autre morceau. Celui qui, complétant le tout, les rendrait riches, et même peut-être célèbres.
L’enquête qu’ils menaient pendant leur temps libre les conduisit près de Fontainebleau dans la dernière demeure de Rosa Bonheur.

Ils avaient caché le véritable motif de leur visite. La propriétaire du château, croyant qu’elle avait affaire à des admirateurs de l’ancienne propriétaire les laissa examiner le grenier pendant qu’elle faisait visiter le reste du château à des cars de touristes.

Le grenier, ainsi que le reste de la maison, n’avait pas été touché depuis la mort de l’artiste. Celle qui avait vécu toute sa vie dans cette demeure en compagnie de son amie Nathalie Micas, puis de l’américaine Anna Klumpke avait amassé tout un passé en forme d’objets, ce qui faisait du grenier une caverne d’Ali Baba.

Je crois que je l’ai !  Bob tenait dans sa main un rouleau encerclé d’un ruban, qu’il avait péché dans un seau plein de décorations saisonnières, boules de sapin et autres.
Ils en déroulèrent une partie, et notèrent que la couleur correspondait à celle de leur toile, comme un morceau de puzzle un autre. Le même genre de vert foncé qui rend les puzzles difficiles.

Filons, on n’a pas le temps de regarder. Il faut se faire la malle avant qu’elle se doute de quelque chose.

La propriétaire, par bonheur, n’y avait vu que du feu. Elle les salua rapidement alors qu’ils partaient apparemment les mains vides, pendant qu’elle montrait à un groupe de curieux l’armoire où la célèbre artiste avait gardé ses vêtements, ses robes et ses vestes aux riches passementeries.

Dans leur atelier, à l’abris des regards, les deux complices avaient rapproché les deux morceaux. Dans quelques instants, ils allaient savoir ce qui se cachait dans ce rouleau.

Sous la lampe, ils déroulèrent par le bas le morceau de toile, qui ne mesurait qu’un tiers du reste. D’abord, ils virent apparaitre des souliers, genre bottines, puis des robes de femmes à la mode du dernier siècle. Deux robes. Une jaune, et une bleue. Mais alors qu’ils déroulaient plus haut, il se regardèrent, ébahis.

De leurs mains, ils lissaient une toile où se dessinaient deux silhouettes de jeunes femmes avec des têtes, non pas de fille ni de femme, ni même d’humains, ni d’animaux, mais de fleurs. Des fleurs tout à fait reconnaissables. Une jonquille pour la robe bleue, et un coquelicot pour la robe jaune. Les fleurs étaient proportionnées aux robes pour donner une impression très naturelle de têtes et de visages.

Ça alors ! Mais ce sont des jeunes filles en fleur !  On a découvert l’Ombre des Jeunes filles en fleur ! 

Ma parole ! mais tu as raison ! J’ai du mal à y croire !

Ils firent des calculs rapides. Rosa Bonheur était morte en 1899, et Marcel Proust avait publié son fameux roman en 1918. Il n’y avait qu’une explication possible. L’écrivain avait dû rendre visite à l’artiste, chez qui il avait vu cette toile, avant qu’elle-même ne détruise l’œuvre dont elle s’était rendu compte du ridicule. La partie aux vaches, elle, était vendable.

Cependant, la toile entière, fantasque, et même fantastique, avait tant fait impression sur l’écrivain qui s’en était inspiré pour le titre de son chef-d’œuvre littéraire.

Il était temps de sortir de l’ombre et de se faire connaitre du monde de l’art. Pour mieux vendre leur histoire, ils avaient préparé leur phrase d’introductions aux spécialistes :

” Je ne m’attends pas à ce que vous croyiez cette histoire. Est-ce que j’y crois, moi ? “

 *  *  *

Ce mois-ci, Il fallait parler d’ombre et puis glisser ces deux phrases : ” Je ne m’attends pas à ce que vous croyiez cette histoire. Est-ce que j’y crois, moi ? “

Tout est bien esspliqué ici :

Illustration : détail de l’œuvre citée ci-dessous.

Original : Rosa Bonheur, Une bergère avec une chèvre et deux vaches dans un pré (circa 1842-1845)– The Dahesh Museum of Art, NY

31 thoughts on “L’OMBRE AU TABLEAU

  1. Excellente histoire, qui mêle fiction, réalité, art, de bons ingrédients pour un agenda ironique. j’aime l’humour qui s’en dégage et bravo pour la chute issue de la consigne 🙂

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  2. Fantastique ! Sais-tu, il y a dans le petit musée du coin (Canterbury, c’est petit, alors les musées aussi), une salle entièrement dédiée aux peintures de vaches / boeufs / veaux alanguis dans les prés ou broutant au bord de l’eau. Faut que j’aille voir s’il ne s’y cacherait pas des ombres suspectes!

    Liked by 1 person

  3. Où l’on apprend qu’un Bonheur peut se découper en petits morceaux…
    et que les jeunes filles en fleur ont un côté sombre !
    Un texte à la fois fin et déjanté…
    J’ai adoré !

    Bon, je n’ai pas pu m’empêcher de penser aussi…
    au tableau “peut-être” découpé de Courbet…

    Mais là, c’est vachement plus…un poil plus…
    enfin, tu vois ce que je veux dire…

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  4. Pingback: Le nombre des ombres de novembre – Carnets Paresseux

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