
Peut-être que Gabriel n’est pas présent à la mort de sa sœur le 26 Juin 1922, car les campagnes de pêche à la morue en Islande vont de février à août.
Deux ans de suite, à 14 et 15 ans, le petit breton se fait embaucher comme mousse sur les bateaux de pêche. Il a entendu dire que ce n’est pas facile mais qu’on y gagne beaucoup d’argent.
Si Pierre Loti a publié pécheur d’Islande en 1886, il est possible que Gabriel l’ait lu. Mais est-ce qu’il a même eu son certif ? A l’heure où d’autres enfants vont à l’école, l’orphelin va se frotter à la vie des adultes, et pas n’importe lesquels.
D’habitude, ça se passe comme ça : « Le dimanche, à la sortie de la messe, le capitaine fait publier qu’il a besoin d’hommes pour la campagne d’Islande. Le crieur énumère les avantages de la position : salaires proportionnés au résultat de la pêche, bonne nourriture, vin, eau-de-vie, viande trois fois par semaine, enfin et surtout, avance immédiate d’une somme d’argent de 100 à 200 francs. ! » [1]
« L’engagement est signé, le laboureur est devenu marin, et, comme en définitive toutes les promesses qui lui ont été faites seront scrupuleusement tenues, comme, a moins de circonstances exceptionnellement défavorables, il reviendra au logis en septembre, avec un bénéfice net de 400 à 500 francs, on n’aura pas l’année suivante la peine de l’embaucher de nouveau. Lui-même reviendra spontanément se proposer, amenant avec lui ceux de ses compatriotes que son exemple aura décidés. Du jour où il a accepté l’engagement pour la pèche, il est devenu inscrit maritime. Quelques voyages en Islande feront de lui un bon matelot : puis le moment viendra où, levé pour le service, il sera dirigé sur la division des équipages de la flotte de Cherbourg ou de Brest. Alors commencera son éducation militaire : une campagne à bord d’un bâtiment de l’état achèvera de le former. [ ] Des lors, rompu à la pratique de la vie maritime, comme aux devoirs de la vie militaire, familiarisé avec les privations et les dangers, il montrera, le cas échéant, l’esprit de discipline, la bravoure, toutes les vertus guerrières dont notre armée de mer a donné tant de preuves, et ce laboureur, ce pécheur de morues, saura se transformer à l’appel de la patrie en héroïque soldat. » [1]
Détails de la vie des pécheurs, glanés au même endroit, et qui semblent authentiques :
« Dans le réduit étroit et malpropre, situe à l’arrière du navire, que l’on appelle la chambre, se trouvent trois ou quatre couchettes superposées, sorte de tiroirs dans la muraille intérieure du navire, dont l’un est la propriété exclusive du capitaine. C’est le privilège de celui-ci de posséder à lui seul son propre lit. Les hommes étant répartis en trois séries ou bordées dont l’une repose, tandis que les deux autres sont à la pèche, les couchettes disponibles de la chambre et celles que contient à l’avant du navire le poste de l’équipage sont alternativement occupées par trois propriétaires successifs, dormant sur le même matelas, qui constitue avec quelques couvertures de laine tout le matériel de couchage. Lorsque, après six heures passées sur le pont, sans abri contre le vent, la pluie ou la neige, inondé par les coups de mer, manœuvrant continuellement sa ligne alourdie par le poisson et par un plomb de 4 kilogrammes, l’homme redescend transi de froid, extenué de fatigue, il se jette tout habillé et tout botté sur ce matelas mince et humide, et, si dure que soit la couche, le sommeil ne s’y fait pas longtemps attendre. »[2]
Les conditions de vie en 1922 se sont probablement améliorées depuis l’article de George Aragon publié en 1873 : Les côtes d’Islande et la pêche de la morue.
Je glane ici et là : « la pêche dure jusqu’à ce que le navire ait employé tout son sel. » ou « les pêcheurs sont absolument indifférents à tout ce qui pourrait rappeler, je ne dirai pas l’élégance, mais la propreté la plus élémentaire. [ ] costumes hétéroclites, faits de pièces et de morceaux disparates, assortis au gré du hasard, goudronnes, graisseux, formant un ensemble déguenillé et minable. [ ] Tous sont couverts, de la tête aux pieds, de tricots, et de caleçons de laine ou de flanelle, par-dessus lesquels se portent le pantalon, la vareuse de gros drap et la capote imperméable de toile cirée. Un japon de grosse toile, retenu a la ceinture par une corde et descendant au-dessous du genou, préserve de l’eau les jambes enfermées dans de gros bas de laine et dans des bottes imperméables. [Le plus souvent ces vêtements, revêtus au début de la campagne, font partie intégrante du pêcheur jusqu’à la rentrée du navire en France, car les heures accordées au repos sont trop courtes pour qu’on soit tente de les abréger, même des quelques minutes nécessaires à une modification quelconque du costume. »
Outre le voyage, l’aventure, les nouveaux paysages, le vent dans les voiles, le soleil et le sel, quelle est la vie pour le petit mousse ? Voilà notre orphelin qui se lance dans une vie qui n’a rien de confortable. Pourquoi ce choix ? pour le pécule certain. Pour l’aventure aussi, probablement. Gabriel n’est pas un doux rêveur, ou s’il l’est, il le cache bien sous une énergie physique de dur à cuire. Il aime prendre des risques, l’aventure entre la vie et la mort.
La vie et la mort, il connait bien.
« Bien qu’averti à l’avance, j’ai été étonné en arrivant à Paimpol du grand nombre de gens pris de boisson qu’on y rencontre [….] j’ai acquis la conviction que le régime que suivent à la mer les pêcheurs a contribué pour une large part à l’établissement de ces déplorables habitudes. Il va sans dire que tout le liquide qu’on leur donne est absorbé, l’eau-de-vie de préférence. Aussi la grande majorité des marins sont-ils alcooliques. En Islande, à certains pêcheurs, les 0 litre 25 qui leur reviennent chaque jour ne suffisent pas… Les capitaines eux-mêmes ne sont pas en général à l’abri de ce vice et la rumeur publique affirme que plus d’un sinistre de ces dernières années n’a pas d’autre cause que l’ivresse… »
— Jean-Marie Leissen, rapport du 10 février 1894
« De longues années sont nécessaires pour que la quantité d’alcool embarquée sur les navires diminue et parvienne à des proportions plus raisonnables (4 cl par jour d’eau de vie en 1907 au lieu de 20 cl auparavant, auquel il faut ajouter le vin et le cidre). Mais la qualité reste la même et les marins doivent se contenter du mauvais alcool à bas prix fourni par les armateurs. »[3]
Est-ce que c’est sur ces bateaux qu’il apprend à boire ? Il est très probable qu’il commence à prendre de mauvaises habitudes.
Illustration : Histoire de Guingamp en cartes postales :https://www.letelegramme.fr/abonnements/num/web4/connexion
[1] Conditions de vie des pêcheurs d’Islande entre 1850 et 1935 — Wikipédia (wikipedia.org)
[2] Idem
[3] https://fr.wikisource.org/wiki/Les_C%C3%B4tes_d%E2%80%99Islande_et_la_p%C3%AAche_de_la_morue