ACTE VI – PECHEUR D’ISLANDE

Peut-être que Gabriel n’est pas présent à la mort de sa sœur le 26 Juin 1922, car les campagnes de pêche à la morue en Islande vont de février à août.

Deux ans de suite, à 14 et 15 ans, le petit breton se fait embaucher comme mousse sur les bateaux de pêche. Il a entendu dire que ce n’est pas facile mais qu’on y gagne beaucoup d’argent. 

Si Pierre Loti a publié pécheur d’Islande en 1886, il est possible que Gabriel l’ait lu. Mais est-ce qu’il a même eu son certif ? A l’heure où d’autres enfants vont à l’école, l’orphelin va se frotter à la vie des adultes, et pas n’importe lesquels.

D’habitude, ça se passe comme ça : « Le dimanche, à la sortie de la messe, le capitaine fait publier qu’il a besoin d’hommes pour la campagne d’Islande. Le crieur énumère les avantages de la position : salaires proportionnés au résultat de la pêche, bonne nourriture, vin, eau-de-vie, viande trois fois par semaine, enfin et surtout, avance immédiate d’une somme d’argent de 100 à 200 francs. ! » [1]

« L’engagement est signé, le laboureur est devenu marin, et, comme en définitive toutes les promesses qui lui ont été faites seront scrupuleusement tenues, comme, a moins de circonstances exceptionnellement défavorables, il reviendra au logis en septembre, avec un bénéfice net de 400 à 500 francs, on n’aura pas l’année suivante la peine de l’embaucher de nouveau. Lui-même reviendra spontanément se proposer, amenant avec lui ceux de ses compatriotes que son exemple aura décidés. Du jour où il a accepté l’engagement pour la pèche, il est devenu inscrit maritime. Quelques voyages en Islande feront de lui un bon matelot : puis le moment viendra où, levé pour le service, il sera dirigé sur la division des équipages de la flotte de Cherbourg ou de Brest. Alors commencera son éducation militaire : une campagne à bord d’un bâtiment de l’état achèvera de le former. [ ] Des lors, rompu à la pratique de la vie maritime, comme aux devoirs de la vie militaire, familiarisé avec les privations et les dangers, il montrera, le cas échéant, l’esprit de discipline, la bravoure, toutes les vertus guerrières dont notre armée de mer a donné tant de preuves, et ce laboureur, ce pécheur de morues, saura se transformer à l’appel de la patrie en héroïque soldat. » [1]

Détails de la vie des pécheurs, glanés au même endroit, et qui semblent authentiques :
« Dans le réduit étroit et malpropre, situe à l’arrière du navire, que l’on appelle la chambre, se trouvent trois ou quatre couchettes superposées, sorte de tiroirs dans la muraille intérieure du navire, dont l’un est la propriété exclusive du capitaine. C’est le privilège de celui-ci de posséder à lui seul son propre lit. Les hommes étant répartis en trois séries ou bordées dont l’une repose, tandis que les deux autres sont à la pèche, les couchettes disponibles de la chambre et celles que contient à l’avant du navire le poste de l’équipage sont alternativement occupées par trois propriétaires successifs, dormant sur le même matelas, qui constitue avec quelques couvertures de laine tout le matériel de couchage. Lorsque, après six heures passées sur le pont, sans abri contre le vent, la pluie ou la neige, inondé par les coups de mer, manœuvrant continuellement sa ligne alourdie par le poisson et par un plomb de 4 kilogrammes, l’homme redescend transi de froid, extenué de fatigue, il se jette tout habillé et tout botté sur ce matelas mince et humide, et, si dure que soit la couche, le sommeil ne s’y fait pas longtemps attendre. »[2]

Les conditions de vie en 1922 se sont probablement améliorées depuis l’article de George Aragon publié en 1873 : Les côtes d’Islande et la pêche de la morue.
Je glane ici et là : « la pêche dure jusqu’à ce que le navire ait employé tout son sel. » ou « les pêcheurs sont absolument indifférents à tout ce qui pourrait rappeler, je ne dirai pas l’élégance, mais la propreté la plus élémentaire. [  ] costumes hétéroclites, faits de pièces et de morceaux disparates, assortis au gré du hasard, goudronnes, graisseux, formant un ensemble déguenillé et minable. [ ] Tous sont couverts, de la tête aux pieds, de tricots, et de caleçons de laine ou de flanelle, par-dessus lesquels se portent le pantalon, la vareuse de gros drap et la capote imperméable de toile cirée. Un japon de grosse toile, retenu a la ceinture par une corde et descendant au-dessous du genou, préserve de l’eau les jambes enfermées dans de gros bas de laine et dans des bottes imperméables. [Le plus souvent ces vêtements, revêtus au début de la campagne, font partie intégrante du pêcheur jusqu’à la rentrée du navire en France, car les heures accordées au repos sont trop courtes pour qu’on soit tente de les abréger, même des quelques minutes nécessaires à une modification quelconque du costume. »

Outre le voyage, l’aventure, les nouveaux paysages, le vent dans les voiles, le soleil et le sel, quelle est la vie pour le petit mousse ? Voilà notre orphelin qui se lance dans une vie qui n’a rien de confortable. Pourquoi ce choix ? pour le pécule certain. Pour l’aventure aussi, probablement. Gabriel n’est pas un doux rêveur, ou s’il l’est, il le cache bien sous une énergie physique de dur à cuire. Il aime prendre des risques, l’aventure entre la vie et la mort.
La vie et la mort, il connait bien.

« Bien qu’averti à l’avance, j’ai été étonné en arrivant à Paimpol du grand nombre de gens pris de boisson qu’on y rencontre [….] j’ai acquis la conviction que le régime que suivent à la mer les pêcheurs a contribué pour une large part à l’établissement de ces déplorables habitudes. Il va sans dire que tout le liquide qu’on leur donne est absorbé, l’eau-de-vie de préférence. Aussi la grande majorité des marins sont-ils alcooliques. En Islande, à certains pêcheurs, les 0 litre 25 qui leur reviennent chaque jour ne suffisent pas… Les capitaines eux-mêmes ne sont pas en général à l’abri de ce vice et la rumeur publique affirme que plus d’un sinistre de ces dernières années n’a pas d’autre cause que l’ivresse… »

— Jean-Marie Leissen, rapport du 10 février 1894

« De longues années sont nécessaires pour que la quantité d’alcool embarquée sur les navires diminue et parvienne à des proportions plus raisonnables (4 cl par jour d’eau de vie en 1907 au lieu de 20 cl auparavant, auquel il faut ajouter le vin et le cidre). Mais la qualité reste la même et les marins doivent se contenter du mauvais alcool à bas prix fourni par les armateurs. »[3]

Est-ce que c’est sur ces bateaux qu’il apprend à boire ? Il est très probable qu’il commence à prendre de mauvaises habitudes.

Illustration : Histoire de Guingamp en cartes postales :https://www.letelegramme.fr/abonnements/num/web4/connexion


[1] Conditions de vie des pêcheurs d’Islande entre 1850 et 1935 — Wikipédia (wikipedia.org)

[2] Idem

[3] https://fr.wikisource.org/wiki/Les_C%C3%B4tes_d%E2%80%99Islande_et_la_p%C3%AAche_de_la_morue

ACTE V – LE DESTIN S’ACHARNE

La mort frappe encore. Est-ce possible ?  Seulement six mois après les joyeuses noces, la plus jeune des filles meurt à 16 ans.  Elle-même orpheline, elle s’occupait de petits orphelins dans une institution. Peut-être avait-elle été fragilisée lors de la grippe espagnole, à laquelle sa mère n’avait pas survécu.

Il parait que pour les malades guéris de cette grippe entre fin 1918 et l’hiver 1918-1919, les complications au niveau de l’organisme restaient très présentes des années après, leur système immunitaire restant très affaibli,

De la famille nombreuse ne reste plus qu’Albert, Ambroisine, Louis et Gabriel.

Maintenant casé, Albert a vécu la naissance de sa sœur, puis sa mort. Il va rester dans les environs avec sa femme.
Ambroisine, qui avait aussi assisté à la naissance de sa petite sœur, a 24 ans maintenant.
Louis, à 20 ans est menuisier. Les deux vont partir à Paris.

Et Gabriel, presque un homme, à 14 ans. Est-ce l’heure pour lui de partir gagner sa vie ?

Quel est le destin d’un petit orphelin breton en 1922 ? Aurait-il entendu parler des campagnes de pêche à la morue ? On dit que le départ des goélettes pour l’islande se fait à Paimpol, en Février.

9 – ACTE IV – NOCES DE NOEL

Comme pour conjurer le sort et faire la fête après toutes ces calamités, ou peut-être aussi parce qu’il a rempli son devoir de chef de famille, l’ainé de la fratrie, Albert, se marie avec une jeune femme nommée Jeanne Marie. Il a 27 ans.

Les noces bretonnes se passent le jour de Noël, à Guingamp et rassemblent Ambroisine, 23 ans et Louis 20 ans.
Louise, un peu fragile à 15 ans, tousse beaucoup ces temps-ci. Et le petit dernier, Gabriel a 13 ans.

Dans Le Petit Parisien : journal quotidien du soir, du vingt-cinq Décembre 1921 on peut lire cet article :

Ce n’est pas encore le Noel joyeux d’avant-guerre, quand toutes les familles françaises étaient au complet et que la vie était relativement facile, même pour les plus déshérités. Trois ans écoulés depuis la fin de l’horrible cauchemar n’ont pas encore suffi pour verser l’oubli ou la résignation dans les cœurs en deuil, ni pour calmer les nerfs malades de l’Europe, ni pour remettre en marche la délicate machine qui préside aux échanges entre les peuples. La vie reste chère ; il y a trop de chômeurs ; la reconstruction de nos régions sinistrées n’avance pas assez vite ; la crise des changes paralyse toutes les affaires ; nos épaules plient sous les charges financières ; il y a de l’animosité et de l’angoisse dans l’air ; et là-bas, en Russie, on meurt de faim et de misère.
Mais pourtant, nous sentons le terrain tous les jours un peu plus solide sous nos pieds. Mais pourtant, un a un, les gros nuages qui assombrissent l’horizon se dissipent.

Ailleurs dans les journaux, on parle des obsèques de Camille Saint-Saens.

References: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6048787/f1.item.r=Couvrigny.zoom

8 – ACTE III – ORPHELIN

ACTE III – ORPHELIN

A 11 ans, le petit Gabriel est orphelin. Sa mère n’a pas survécu à la vague de grippe espagnole. Il faut dire qu’avec les grossesses à répétition, et le travail que donnent tous ces enfants, elle était déjà un peu usée. Son espérance de vie, au départ, n’était pas tellement plus élevée que celle de son mari. Elle meurt à 49 ans et les enfants sont maintenant complétement sans parents.

Albert, l’ainé, à 25 ans, est carrément un homme. Ambroisine. 21, joue à la maman, elle travaille peut-être. Et Louis, 18 ans, est prêt à gagner sa vie. Les grands protègent les plus jeunes, Gabriel, et sa sœur Louise, 13 ans.

La guerre, la mort, Gabriel connait. Déjà orphelin de père, il aura vécu sa petite enfance sous le sceau de la 1ere guerre mondiale, des privations probablement, du danger permanent, des menaces, et des maladies. Et voilà que la guerre à peine finie, c’est sa mère, qui s’en va.

Cette année-là, une loi fixe la durée du travail à huit heures par jour et à 48 heures par semaine.
La première automobile Citroën, le type A, a fait sa sortie d’usine le 4 juin sur les Champs-Élysées.
De nouvelles maisons de couture apparaissent à Paris (dont une certaine boutique Chanel, 31 Avenue Matignon), qui apportent de grands changements dans la mode.
Le mois suivant, meurt le peintre Pierre-August Renoir.

***

Je retrace ici les grandes lignes d’une vie incroyable, celle d’un Français né en 1908, qui se trouve être mon grand-père paternel. La suite au prochain numéro.

Photo : Lancée en 1919, la Type A est la première voiture lancée par Citroën. Cette nouvelle activité compense l’arrêt de la fabrication d’obus suite à la fin de la guerre. André Citroën présente la première voiture sortie de ses usines à sa famille.

7 – ACTE II – Première guerre mondiale et premier coup du sort.

Le 28 juin 1914 : assassinat à Sarajevo de l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche-Hongrie et de sa femme Sophie par le nationaliste serbe de Bosnie-Herzegovine, Gavrilo Princip, membre de la société secrète de la Main noire. Bien qu’organisé a l’insu du gouvernement de Belgrade, c’est l’événement déclencheur de la Première Guerre mondiale.

Cinq ans après sa naissance, Gabriel, devient orphelin de père.

Seulement François est décédé en Février de cette année, donc la guerre, il n’a pas pu la faire. Il n’a jamais vu le front. Il l’a même échappé belle.

La cause de mort ? Mystère. On peut imaginer que les maçons ont une vie périlleuse, perchés sur des échelles, portant de lourdes charges, victimes des intempéries. Et puis il y a les maladies.

La mère de famille Marie-Amélie reste seule, veuve a 43 ans. Enceinte d’un petit dernier.

Si Albert (19) et Ambroisine (16) sont capable d’épauler leur mère, Louis n’a encore que douze ans, et les deux petits derniers commencent tout juste à prendre leur indépendance. Gabriel, à cinq ans, considère son grand-frère comme un second père.

Ils ne savent pas, en ce mois fatidique de Février 1914, que les ennuis ne font que commencer.

Bientôt, Albert va être appelé à joindre l’effort de guerre. Mais de quels revenus vivrait la famille sans père de famille ?

Albert va est considéré comme l’homme de la famille. Le 28 Aout 1914 il est classé par l’armée comme Soutien indispensable de famille. Il travaillera comme son père comme maçon. Sur le papier officiel, une main a dûment corrigé, pas simple maçon, mais Chef maçon. Le petit Louis, lui, pense à apprendre la menuiserie.

Pour l’instant, tout tourne rond avec Albert le maçon. Il n’y a pas de combats de terre en Bretagne, mais la population commence à connaitre la hausse des prix, des pénuries. Le ravitaillement des fronts est la priorité, en Bretagne comme partout en France. Les femmes travaillent de plus en plus, mais elles ont toujours travaillé, en Bretagne, donc rien de nouveau. Certaines agricultrices font même des profits.

Mobilisation de tous les bras (femmes et anciens) pour soutenir la production agricole – Collection Alain Breteau

*  *  *

C’est lent, une vie. C’est court et c’est lent. On avance pas à pas. Donc la suite la semaine prochaine.

6 – ACTE 1

Henri Farman on 13 January 1908 in his Voisin biplane during the flight to the Grand Prix d’Aviation

Si vous m’avez suivi jusque-là, cher lecteur-lectrice, mon projet est de retracer ici, et dans les notes suivantes les grands traits de la vie héroïque de mon grand-père d’après les données fournies par l’arbre généalogique, lui-même réalisé par mon père.

*   *   *

Gabriel voit le jour le Lundi 23 Mars 1908 à Guéméné-Penfao en Loire Atlantique, à la limite de la Bretagne, à mi-chemin entre Nantes au sud et Renne au nord.

Marie-Amélie, sa mère, n’en est pas à son premier bébé. Elle a trente-huit ans, mais Gabriel est son numéro dix.

Que fait-on dans cette famille ce soir-là. Et que mange-t ’on ? Qui prépare le repas ?
Autour d’elle il y a son mari, François. Un peu plus âgé, il a quarante-six ans et travaille comme maçon. Et puis Albert, l’ainé, qui a quatorze ans. Ambroisine n’a que dix ans mais elle aide dans la maison. Il faut aussi s’occuper de la petite Louise qui, à deux ans, cavale partout et commence juste à parler. L’autre garçon, Louis, a sept ans, l’âge de raison, et il sait se rendre utile.

Marie-Amélie sait que la vie des enfants est fragile. Elle a compté sur les doigts de la main ses propres sœurs, mortes sous ses yeux pendant une épidémie, sœurs qu’elle avait vu venir au monde. Que son ainé Albert soit devenu si fort et si responsable fait son bonheur. Déjà, elle en a perdu plusieurs : Yves, mort à huit ans, d’autres petits mort-nés, auquel elle n’a pas eu le temps de s’attacher. Eugène aussi, enlevé par l’Ankou peu après son baptême. Il ne faut pas trop y penser, à la mort qui rode.

De quoi meurent les petits en 1908 ? on ne sait pas trop. Ils attrapent des maladies. On vient tout juste d’apprendre qu’il ne faut pas leur donner d’alcool. C’est-à-dire pas de cidre, pas de vin dans les biberons. Même s’ils ont la colique.

Ce soir-là elle tient Gabriel dans ses bras. On espère qu’il ira loin. Pour l’instant il se porte très bien, et elle sent que ce petit dernier aura de la personnalité. Déjà il est curieux. Si tout se passe bien, il aura vingt-deux ans en l’an 1930.

Guémené-Penfao le 23 Mars 1908 – Le printemps commence à faire signe dans la petite ville qui est en fait composée de quatre villages. Il y a plusieurs châteaux aux alentour, et une belle église. Gabriel ajoute son âme aux 6700 habitants qui composent sa population. La commune est traversée par le Don au centre et longée par la Vilaine au nord (frontière avec l’Ille-et-Vilaine). Loin des grandes villes, elle n’en subit pas trop l’influence.

Un peu plus tard, le 18 Juin 1908, Il y a des processions fleuries dans les rues le jour de la Fête-Dieu. Le maire s’appelle Adophe Simon.
Albert, Ambroisine et Louis courent dans les rues et participent aux festivités.

Selon les statistiques, Gabriel a une espérance de vie de quarante-huit ans. Avec un peu de chance. Il aura une vie heureuse. Il a pour l’instant des parents vivants, une famille nombreuse d’enfants joyeux, dans une petite ville prospère.

Quelques jours plus tard, le vingt-neuf mars, l’aviateur français Henri Farman fera le premier vol avec un passager, Léon Delagrange. En avril, Frederick Cook atteint le pôle Nord. En juillet, les jeux olympiques d’été vont se dérouler à Londres. En Octobre, Henry Ford lance la première Model T automobile. Le même mois est fondée Olivetti, la célèbre fabrique de machine à écrire. Finalement, en novembre, la première copie du journal Christian Science Monitor est publiée.

D’après la NASA, 1908 est l’année la plus froide depuis 1880.

La même année naissent Simone de Beauvoir et Stephane Grapelli en janvier, Tex Avery en Février, Bette Davis et Herbert von Karajan en Avril, Claude Lévi-Strauss en Novembre, et Olivier Messiaen en Décembre.

5 – REVELATIONS

Quelques jours après ma question, je vois un courriel dans ma boite. Mon père m’a envoyé le lien électronique du site web et le mot de passe. Il a donc développé l’arbre généalogique de son père.

Je crève de curiosité. Gabriel va me parler. Par-delà les décennies, et malgré les réticences de mes proches, je vais enfin pouvoir lever le voile. Y-a-t ’il mystère, d’ailleurs, secrets bien gardés, ou bien le seul fait que la vie, le temps et l’espace m’aient éloigné de ces connaissances ?

J’épelle et clique sur le nom de mon grand-père. Une ribambelle de silhouettes en gris se déroule sous mes yeux sur la page web. Toute une brochette d’individus, une lignée de frères et sœurs. Je comprends non seulement que Gabriel n’était pas fils unique, mais qu’il vient accompagné d’une flopée de parents dont j’ignorais l’existence.

Je n’ai que le temps d’apercevoir ces ombres, comme derrière une porte ouverte, pas le temps de détailler – mon chat miaule qu’il est l’heure de manger. Le présent appelle. J’avale un œuf dur, une pomme. Je croque deux cookies tirés du freezer.
C’est avec fébrilité que je reviens au dossier.

Tout au bout, à droite, la dernière petite silhouette, dernière petite découpe de la guirlande, dernière quille dans la rangée, se trouve Gabriel, mon grand-père. C’est le petit dernier de la famille, le numéro dix.
Le premier sur la branche est un certain Albert, dont je n’ai jamais entendu parler. Puis un Yves, une Ambroisine, puis viennent Louis, Eugène et Louise. Louis, je l’ai connu pour l’avoir rencontré plusieurs fois, lui et sa femme. C’est le seul parent du côté de mon père qui me soit familier.

En regardant les dates je vois que la seconde silhouette, Yves, est mort à 8 ans, qu’Eugène a dû mourir juste après son baptême, et que de toute l’enfilade, la dernière perle du collier est le seul qui aura des enfants.

Le reste de la branche s’est éteinte.
Dans la glace, je vois l’os de ma clavicule en collier, les traits de mon visage. Qu’est-ce qui ressemble à cet ancêtre dont je n’ai jamais vu une seule photo ?
J’essaie de me faire un portrait-robot : selon mes calculs, Gabriel n’est pas de très haute taille. C’est un breton après tout. Je découvre sur une autre page un portrait de son grand-frère Albert, mort à 32 ans. J’ai du mal à y croire. Dans un costume de marin, l’air crâne, un jeune homme pose pour un flash des années vingt, regardant devant lui sans ciller. En cherchant bien, je pourrais y retrouver les traits fins de mon père, un air vif et décidé. Dans le portrait que je me constitue, j’ajoute que Gabriel est Bélier… donc logiquement (et d’après mes recherches) on décèle dans son regard la force du tempérament… ses yeux sont vifs, curieux, en éveil. C’est un visage franc où se lit la sincérité.
Je vois se dessiner une silhouette athlétique et tonique, avec une posture sur le qui-vive, prête à réagir à la moindre alerte… les bras gesticulent, le pied gigote, difficile de rester en place, encore moins de glace face aux évènements. Une démarche assurée, propice à créer la confiance dès le premier échange…

J’ai peut-être tout faux. Mais en étudiant les dates, je vois qu’il est né en 1908 et mort à cinquante-six ans.
Quelle étrange coïncidence – J’ai justement cinquante-six ans.

A suivre…

4 – DESTIN ET INDICES

Complètement par hasard, en cherchant d’autres papiers, je tombe sur l’acte de mariage de mes parents. Au moment du renouvellement de mon passeport, j’ai fait la demande de tout une série de certificats de naissance, de mariage, etc. dont je n’avais pas eu besoin par la suite. Extraordinairement, le gouvernement français m’avait envoyé ces documents aux Etats Unis, chez moi. Depuis, ils dormaient tranquillement dans des tiroirs dans le noir.

Pourquoi j’ouvre le certificat de mariage de mes parents ce jour-là ? je n’en sais rien. Et voilà que devant mes yeux apparaissent des renseignements qui m’intéressent.

Adresse du père, que je m’empresse de chercher sur Google : 1 rue Cabanis.
Je vérifie plusieurs fois, mais il n’y a pas de doute, il s’agit bien de l’hôpital Saint Anne. Le célèbre hôpital psychiatrique de Paris.

Un détail qui me frappe, c’est que j’étais en train de lire en parallèle le livre d’un certain Christophe André, psychiatre à Saint Anne. Je sens comme un étrange écho.
Je sens qu’il y a un sens à toutes ces coïncidences. Par exemple des blessures à guérir, des cassures familiales à résoudre, comme des tuyaux de plomberie à réparer.

Parmi mes blessures à moi (n’ayez crainte cher lecteur/lectrice, mon véritable sujet n’est pas là), qui pourraient être liées à mon arbre généalogique, il y a ce soudain frittage avec mon frère ainé, mais c’est bénin ; ma fille qui a grandi dans un grand chaos psychologique, et mon mariage et divorce.
Il va falloir, pour comprendre la situation, essayer de recréer la vie de mon grand-père, cet inconnu.

Je demande à mon père par courriel cette brève question, mais essentielle, de savoir s’il a fait la branche de son père, dans l’arbre généalogique sur lequel il travaillait.

Je n’ai jamais eu le temps de m’y attarder. Maintenant que je suis en pause dans mes activités, je peux me vautrer dans les vraies questions, qui importent.

La suite au prochain numéro…

Illustration : prototype acte de naissance glané sur Guide de Généalogie.com

3 – LE CAS DU NOM QUI REAPPARAIT

Aéroport Charles de Gaulle, Terminal E pour les vols internationaux. On a passé les boutiques dédouanées, les restaurants, les magasins de tabac et presse. Certaines enseignes donnent une liste d’injonctions : Be curious, Be Zen, Be positive, Be relax, Be happy, etc..

Un peu présomptueux de leur part.
Be quiet !

Le terminal est un grand hall spacieux – structure neuve de métal et de verre qui s’avance vers les pistes. Des rangées de sièges sont encore vides, et en tête de gondole, des casiers en plastique sur pied contenant des magazines.
Un d’eux est en en-face anglais et français – dans ses pages, je trouve un entretien avec Douglas Kennedy. J’aime bien cet auteur depuis un passage en particulier qui m’avait plu dans La femme du 5ème. J’ai aussi adoré le film The Big Picture avec Romain Duris. Et surtout, ses personnages voyagent tout le temps, comme lui. Il parle d’endroit que je connais, le Maine aux Etats Unis, Paris, Allemagne, Irlande. A kindred spirit.

Dans le Boeing aussi, tout un choix de films, de musique, de podcasts. On ne sait plus où donner de la tête. Je jette un coup d’œil sur les MasterClass, ces quelques heures de classes enregistrées données par un « Master » dans sa spécialité. Côté littérature, je trouve Amy Tan. J’ai lu il y a des années un de ses livres qui était populaire à l’époque, the Joy Luck Club.
Je me branche sur l’introduction, pour voir.

Elle cite comme exemple de bon début la première phrase d’un roman de Gabriel Garcia Márquez.
Je me retrouve en terrain familier. Si je ne me souviens pas des détails de Love in the time of Cholera ou One hundred years of Solitude, je me souviens d’avoir aimé sa voix, mais surtout, je me souviens de cette époque de ma vie.

« Mon père a adoré ce livre, il éclatait de rire à toutes les pages » m’avait dit ma copine irlandaise de l’époque qui m’avait invitée à Sligo, chez ses parents.  
J’avais lu le livre moi-même pendant un vol pour Boston.
Amy Tan, Gabriel Garcia Márquez. Des souvenirs de moments de ma vie.

Quelques jours plus tard, je me retrouve à Cambridge, au Harvard Bookstore, j’ouvre un volume au hasard. J’avais quelques minutes pour passer le temps et je jouais à ouvrir des livres dont le titre avait attiré mon attention. Dans ces pages, une jeune femme cite Gabriel Garcia Márquez. Bien que cette citation spécifique ne me parle pas exactement, je suis frappée par le retour de cet auteur deux fois de suite en l’espace de quelques jours alors que je n’en ai pas entendu parler depuis des décennies. Comme s’il me faisait signe. J’y cherche une signification. Sûrement, cette citation est en rapport avec ma vie.
Pourtant, même en me remuant les méninges, je ne vois pas. Pas du tout où tout ça veut en venir.

C’est plus tard que j’ai une sorte d’explication.
Le dernier jour de mon séjour en France pendant l’été, j’ai fait le tour des magasins pour prendre l’air français une dernière fois.
Dans une librairie j’ai acheté sur un coup de tête un livre au titre prometteur : La Clé de votre énergie: 22 protocoles pour vous libérer émotionnellement.
J’ai des lectures très éclectiques.
Difficile de résister à cette belle couverture au titre en rouge, avec une brassière rouge, et la photo d’une belle femme aux cheveux longs.
Je ne la connais pas. Je ne suis pas spécialement fan. Je suis curieuse.
Je me réjouis à l’avance d’emporter dans mes bagages cette pépite de parapsychologie à la française, en langue française, par une compatriote.

En le lisant j’arrive à un passage où l’auteur propose de Nommer son guide, un guide spirituel qui serait notre guide invisible depuis l’au-delà. L’exercice me plait. Tiens, justement, elle parle d’ouvrir un livre au hasard et de regarder sous ses pouces.

Je me souviens du livre que j’ai ouvert au hasard il n’y a pas longtemps. Je ne sais pas si la citation était sous l’un de mes pouces, mais il y avait bien un prénom. Gabriel Garcia Márquez. Elle demande au lecteur de se demander ce que veut dire ce prénom.

Gabriel ? Mon guide serait-il l’ange Gabriel, celui de l’annonce faite à Marie ? Je ne crois pas.

Mais aussi, elle parle de penser à quelqu’un de sa famille. Y-a-il un Gabriel dans ma famille ?

Mais c’est bien sûr ! Gabriel C., mon grand-père paternel.

Mais s’il est mon guide ? Qui était-il ? Mon arbre généalogique est complètement tronqué de ce côté. Je n’ai jamais connu Gabriel C. Pas beaucoup plus ma grand-mère Henriette, non plus.

De ce grand-père, je ne connais que de vagues anecdotes que j’ai entendues de mon père : la guerre, l’alcool, violence domestique, puis la mort relativement jeune, à l’hôpital. Je ne connais aucun détail.

Il est temps que je me pose des questions. Avant ce naufrage, qui était-il ? un fils, un frère de mon grand-oncle Louis, que j’ai connu ; un jeune homme, le père de mon père, puis de ma tante.  Mon père et ma tante sont tous deux des personnes de nature heureuse, rieuse. Tous deux sont positifs, optimistes. C’est peut-être un indice. Mais à part ça, c’est un parfait inconnu.

Si Gabriel est mon guide, quel est son message ? Il a brillé par son absence dans ma vie et il faudrait (selon ma lecture) que je fasse un protocole avec lui. Et s’il me guidait ? En tout cas, il me semble, rien qu’à y penser, sentir monter une énergie nouvelle.

* * *

A la semaine prochaine pour la suite…

L’OMBRE AU TABLEAU

Pour l’Agenda Ironique de Novembre (détails en bas !)

« Alex ! Je crois qu’on est sur un gros coup ! Un gamin a trouvé une toile dans un marché aux puces. Il demande s’il a de la valeur ! regarde ! »

Le collègue jeta un coup d’œil sur le rouleau de toile peinte que lui présentait son binôme. Les deux se regardèrent.

Tu crois que c’est ? …
J’en mettrais ma main au feu !  Regarde, là, la façon dont l’os est dessiné…, la musculature de l’animal ! Ça ne fait pas l’ombre d’un doute ! c’est un Rosa Bonheur ! »

Pffshaww ! Tito en cracha presque son Coca. Tu parles d’un coup ! Il va falloir le faire authentifier !

En effet, le tableau donnait tous les signes d’être une œuvre oubliée, cachée probablement, de la grande peintre Rosa Bonheur dont l’œuvre avait connu une certaine notoriété tout au long des années 1800, surtout dans les pays anglo-saxons. Elle se spécialisait dans les portraits animaliers.

Seulement, il y avait une ombre au tableau. La toile qu’ils tenaient entre leurs mains n’était pas complète. Comme beaucoup d’œuvres d’art au cours de l’histoire, elle avait été morcelée pour une raison ou pour une autre, probablement pour être vendue par petits morceaux et faire plus de profits au vendeur.

Dans ce cas précis, si la toile portait toutes les caractéristiques d’un Rosa Bonheur, il y manquait la signature, ainsi que la partie gauche. On voyait clairement qu’un personnage ou un objet avait été coupé. Les vaches reposaient dans l’ombre de l’arbre et du sujet manquant.

Mais qui, et pourquoi, cette toile avait-t-elle été abimée ? se demandaient les deux vendeurs.
Ils avaient acheté la toile au jeune garçon pour une bouchée de pain en lui racontant des bobards. Une toile de Rosa Bonheur pouvait les rendre riche.

Une de leurs amies avait accepté d’ausculter l’objet. C’était une scientifique dont la spécialité était d’analyser les toiles anciennes pour voir s’il s’y cachait des versions précédentes, des couches disparues sous la version finale, invisibles à l’œil nu mais pas aux rayons lasers et autres, qui révèleraient des pans d’histoires ou des détails de la vie d’un illustre peintre, qui révolutionneraient l’histoire de l’art. Elle avait, entre autres, analysé la Joconde. Sans rien y trouver, d’ailleurs.

De la toile aux vaches, elle avait confirmé qu’il s’agissait bien d’une peinture de l’époque de Rosa Bonheur, mais ne pouvait pas estimer la taille originale de la scène, ni ce qui se trouvait sur la partie manquante. Ils avaient insisté : Oui, mais l’ombre, as-tu bien analysé l’ombre ? Est-ce que c’est vraiment une ombre, ou est-ce que c’est le vernis qui a viré au gris avec le temps ? Ça changerait tout !

L’ombre ? non, justement. Ce sont bel et bien des pigments ombrifères. La légendaire ombre au tableau !
Perplexes, ils se demandaient comment trouver l’autre morceau. Celui qui, complétant le tout, les rendrait riches, et même peut-être célèbres.
L’enquête qu’ils menaient pendant leur temps libre les conduisit près de Fontainebleau dans la dernière demeure de Rosa Bonheur.

Ils avaient caché le véritable motif de leur visite. La propriétaire du château, croyant qu’elle avait affaire à des admirateurs de l’ancienne propriétaire les laissa examiner le grenier pendant qu’elle faisait visiter le reste du château à des cars de touristes.

Le grenier, ainsi que le reste de la maison, n’avait pas été touché depuis la mort de l’artiste. Celle qui avait vécu toute sa vie dans cette demeure en compagnie de son amie Nathalie Micas, puis de l’américaine Anna Klumpke avait amassé tout un passé en forme d’objets, ce qui faisait du grenier une caverne d’Ali Baba.

Je crois que je l’ai !  Bob tenait dans sa main un rouleau encerclé d’un ruban, qu’il avait péché dans un seau plein de décorations saisonnières, boules de sapin et autres.
Ils en déroulèrent une partie, et notèrent que la couleur correspondait à celle de leur toile, comme un morceau de puzzle un autre. Le même genre de vert foncé qui rend les puzzles difficiles.

Filons, on n’a pas le temps de regarder. Il faut se faire la malle avant qu’elle se doute de quelque chose.

La propriétaire, par bonheur, n’y avait vu que du feu. Elle les salua rapidement alors qu’ils partaient apparemment les mains vides, pendant qu’elle montrait à un groupe de curieux l’armoire où la célèbre artiste avait gardé ses vêtements, ses robes et ses vestes aux riches passementeries.

Dans leur atelier, à l’abris des regards, les deux complices avaient rapproché les deux morceaux. Dans quelques instants, ils allaient savoir ce qui se cachait dans ce rouleau.

Sous la lampe, ils déroulèrent par le bas le morceau de toile, qui ne mesurait qu’un tiers du reste. D’abord, ils virent apparaitre des souliers, genre bottines, puis des robes de femmes à la mode du dernier siècle. Deux robes. Une jaune, et une bleue. Mais alors qu’ils déroulaient plus haut, il se regardèrent, ébahis.

De leurs mains, ils lissaient une toile où se dessinaient deux silhouettes de jeunes femmes avec des têtes, non pas de fille ni de femme, ni même d’humains, ni d’animaux, mais de fleurs. Des fleurs tout à fait reconnaissables. Une jonquille pour la robe bleue, et un coquelicot pour la robe jaune. Les fleurs étaient proportionnées aux robes pour donner une impression très naturelle de têtes et de visages.

Ça alors ! Mais ce sont des jeunes filles en fleur !  On a découvert l’Ombre des Jeunes filles en fleur ! 

Ma parole ! mais tu as raison ! J’ai du mal à y croire !

Ils firent des calculs rapides. Rosa Bonheur était morte en 1899, et Marcel Proust avait publié son fameux roman en 1918. Il n’y avait qu’une explication possible. L’écrivain avait dû rendre visite à l’artiste, chez qui il avait vu cette toile, avant qu’elle-même ne détruise l’œuvre dont elle s’était rendu compte du ridicule. La partie aux vaches, elle, était vendable.

Cependant, la toile entière, fantasque, et même fantastique, avait tant fait impression sur l’écrivain qui s’en était inspiré pour le titre de son chef-d’œuvre littéraire.

Il était temps de sortir de l’ombre et de se faire connaitre du monde de l’art. Pour mieux vendre leur histoire, ils avaient préparé leur phrase d’introductions aux spécialistes :

” Je ne m’attends pas à ce que vous croyiez cette histoire. Est-ce que j’y crois, moi ? “

 *  *  *

Ce mois-ci, Il fallait parler d’ombre et puis glisser ces deux phrases : ” Je ne m’attends pas à ce que vous croyiez cette histoire. Est-ce que j’y crois, moi ? “

Tout est bien esspliqué ici :

Illustration : détail de l’œuvre citée ci-dessous.

Original : Rosa Bonheur, Une bergère avec une chèvre et deux vaches dans un pré (circa 1842-1845)– The Dahesh Museum of Art, NY