
Je suis allée chez CVS, la pharmacie pour me faire faire ma photo de passeport. Au vu de toutes mes photos de passeport passées, je ne suis pas optimiste quant aux résultats. En général, ce ne sont pas des photos artistiques et mon ego en prend un coup.
Résignée, je m’assois devant l’écran blanc, sous les néons crus. Ne souriez pas me dis la jeune fille qui fait ce qu’elle peut, en bonne employée.
Je paie mes seize dollars et repars avec dans un étui de papier glacé l’image de mon visage actuel. Plutôt mugshot que portrait. Cruellement j’y détaille tous les défauts : sillon nasogénien dûment accentué par la lumière, le nez clairement en relief, contrastant avec deux yeux sombres enfoncés entre des paupières légèrement gonflées sur le haut, petits sacs sur le bas. J’ai ramené en arrière avec une pince mes cheveux, que j’ai laissé pousser pendant la pandémie. Mais comme dit maman sur Facetime : C’est joli si on te voit de côté.
Le consulat de France à Boston se trouve à côté du jardin central, Boston Common, à proximité des boutiques de luxe (Chanel, Armani, Cartier) qui bordent Newbury St. la shopping street par excellence. J’ai cherché une place de parking mais comme je suis en retard, je me rabats sur un parking payant sous-terrain, qui va me couter la peau des fesses. Mais ce n’est pas souvent que je fais renouveler mon passeport français.
Ça fait plus de vingt ans que ce passeport est périmé. Comme le temps passe vite. En fait, je n’en ai pas besoin, puisque j’ai un passeport américain, mais quelque chose me pousse à le renouveler. Pas de raison tangible cependant.
Contrôle stricte à l’entrée du Consulat. Après avoir montré ma carte d’identité US et prouvé que j’ai bien rendez-vous, je me retrouve au 7ème étage dans une salle d’attente minuscule, sans fenêtre. Il y a une femme assise devant un comptoir entièrement protégé d’une grande vitre. Elle répond aux questions d’un homme qui représente ce que tous les visiteurs ici désirent si ardemment (s’ils ne l’ont pas déjà), la nationalité Française. La femme, âge moyen, essaie de répondre dans son meilleur français mais il est clair qu’elle est américaine. Elle est venue faire une demande de passeport. Elle semble avoir tous les documents nécessaires : acte de mariage, photo, le chèque. Je sens sa nervosité, le trac. Au moment de prendre ses empreintes, l’homme derrière le comptoir s’énerve :
J’ai dit plat, les doigts.
Mais j’essaie…
Et puis ils sont mouillés, tenez, essuyez-vous les mains. – Il lui passe une serviette en papier par la petite vitre qui coulisse.
Elle s’essuie les mains.
Non, ce sont vos empreintes, que je veux, pas toute la main !
Je sens l’anxiété de cette pauvre femme qui ne désire qu’une chose, le rêve Français !
Elle est si proche du but ! Elle se voyait comme sur les pubs qui décrivent la retraite en France. Ah, la France ! ses marchés, ses paysages, ses quartiers médiévaux, sa lavande en Provence.
Elle doit se coltiner la bureaucratie. Mais finalement, elle a gagné le combat et s’en va.
Je suis seule devant le comptoir vitré.
Vous avez tous vos documents ?
Oui, tout à fait. Sûre de moi, j’ai vérifié que j’avais bien suivi la liste.
Elle date de quand, la photo ?
D’hier.
Ah, ça c’est bien. Parfait.
Il ne m’a pas dévisagée pour voir si c’était vraiment moi. Sur la photo de l’ancien passeport, qu’il regarde, j’avais vingt ans de moins, les cheveux courts qui, ce jour-là, tombaient délicatement en boucles sombres autour de mes traits bien plus lisses.
Mais comme j’aime répéter à qui veut l’entendre ces temps-ci, vieillir n’est pas un privilège donné à tout le monde. Il faut apprécier.
Vous avez votre livret de famille ? ou un acte de mariage ? où figure votre nom de femme mariée, parce que là, j’ai seulement votre nom de jeune-fille.
C’est seulement à ce point que j’ai réalisé avec horreur que si j’avais pensé au fait que non, je ne souhaitais pas mon nom de mariée sur mon passeport français, pour la bonne raison que j’étais maintenant divorcée, j’avais oublié que je portais encore ce nom, et que toute ma vie américaine portait encore ce nom, qui était le mien depuis trente-et-un ans.
Là, devant le comptoir, il fallait que je décide, très rapidement, ce que je voulais faire : revenir avec mes preuves de mariage, ou compléter le processus d’obtention d’un passeport à mon nom de jeune-fille.
Toutes les considérations se mélangeaient à toute vitesse : est-ce que je ne ferais pas mieux de garder mon nom de mariée ? mon identité américaine était solidement ancrée avec ce nom. Toute ma vie d’après divorce. Le changer maintenant serait symbolique, un vrai coupage des liens avec l’homme qui avait été mon mari et restait lie à moi comme le père de mes filles.
Mais alors il fallait que je régularise ma situation des deux côtés de l’atlantique. Le même nom dans les deux pays.
J’allais devoir revenir avec les documents de mariage. La poisse.
De l’autre côté, il faudrait que je fasse une demande de changement de nom dans ma vie américaine. Est-ce que les femmes ne faisaient pas déjà cette démarche quand elles se mariaient ? C’était courant. Mais je pensais aussi aux possibilités d’erreur et de confusion dans les différentes organisations et administrations où figurait maintenant mon nom de mariée. J’avais maintenant plus de responsabilités et de possessions qu’une jeune mariée. La liste des organisations que j’allais devoir contacter me semblait interminable. En commençant par le fait que le contrat de divorce ne contenait pas de clause qui mettait noir sur blanc l’éventualité de ce changement de nom.
Je me suis entendu dire : Non, seulement mon nom de jeune-fille sur ce passeport.
L’homme a continué avec ses agrafes, ses dossiers, ses signatures et ses tampons, et ma prise d’empreintes digitales comme si de rien n’était. Je me suis imaginée espionne, avec deux passeports différents pour mieux brouiller les pistes de mes affaires criminelles internationales. Apparemment, s’il avait des doutes sur mes intentions, l’homme derrière le comptoir n’en laissait rien voir.
Prenez rendez-vous en ligne pour la remise du passeport avant qu’il soit prêt, ça vous évitera d’attendre.
Sur le chemin du retour, je mesurais l’étendue du problème. Peut-être que je l’avais voulu inconsciemment, ce pas en avant, ou plutôt cette émancipation à rebours et ce retour à mon identité de naissance.
Peut-être que le vent qui m’avait poussé jusqu’aux Etats Unis changeait de direction. Porter le nom de mon mari ne m’avait pas spécialement porté chance sur le plan de la réalisation personnelle, le développement de mes talents. J’avais été bien plus authentiquement portée par le succès dans ma jeunesse. Etudes, rencontres, quête spirituelle, je me sentais véritablement portée. Qu’est-ce qui m’empêchait de retrouver mes racines ? de replonger dans l’histoire de mes ancêtres et d’y puiser à nouveau la sève qui ne coulait plus aussi bien (me semblait-il) depuis que j’avais coopté une autre branche ?
A suivre…